Jan Patočka, un philosophe « mis à mort par le pouvoir communiste »
Cette semaine, les Tchèques commémorent le 35e anniversaire de la rédaction de la Charte 77, cette fameuse pétition des intellectuels contre le non respect des droits de l’Homme par la Tchécoslovaquie communiste. Le 13 mars dernier, trente-cinq ans se sont également écoulés depuis la mort d’un des initiateurs de la Charte 77, le philosophe Jan Patočka. Il est décédé à l’âge de 69 ans, à la suite de plusieurs interrogatoires de la police politique. Une messe au cloître de Břevnov et une rencontre des anciens dissidents à l’Hôtel de Ville de la Vieille-Ville de Prague ont été organisées, ces jours-ci, en mémoire de Jan Patočka, dont la pensée est aujourd’hui quelque peu éclipsée par son image de martyre national.
C’est à ce moment-là que le philosophe, se tenant jusqu’ici à l’écart de la vie politique, prend conscience de la nécessité d’un engagement de citoyen, comme nous le raconte le philosophe et gendre de Patočka, Jan Sokol :
« Pendant toute sa vie, Patočka a essayé de contourner la politique. Encore en 1968, il ne s’est pas engagé. Mais au fil du temps, sa position a changé. Dans sa dernière conférence à l’université, il s’est posé la question de savoir à quoi devrait ressembler un bon Etat. Cette conférence était, certes, consacrée à Socrate, mais ce dernier lui a permis de montrer les bons et les mauvais côtés du fonctionnement de l’Etat. Son engagement politique a en fait commencé lorsqu’il a pris la défense des musiciens du groupe The Plastic People of the Universe. Il a compris que même un philosophe ne pouvait faire semblant de ne pas être concerné par ce qui se passe dans la société. »
Jan Patočka apparaît comme quelqu’un qui aimait parler, discuter, être entouré d’amis et de ses disciples. Mis à la retraite, en 1972, il allait alors donner des cours non-officiels, dans le cadre de ce que l’on appelait des « bytové semináře », des séminaires organisés dans des appartements. Devenu un des premiers porte-paroles de la Charte 77, aux côtés de l’ancien dirigeant politique Jiří Hájek et du dramaturge Václav Havel, Jan Patočka s’est vite retrouvé dans le collimateur de la police d’Etat, la StB. Le philosophe a été arrêté à l’issue de sa rencontre avec le ministre néerlandais des Affaires étrangères, Max van der Stoel. Affaibli par une grippe non-soignée, il est décédé suite à plusieurs interrogatoires, « mis à mort par le pouvoir », comme l’a constaté Paul Ricoeur. Jan Sokol se souvient :
Sa mort a été le résultat d’un stress énorme et aussi du désespoir.
« Ces interrogatoires l’ont totalement épuisé. Non pas parce que les policiers auraient été cruels avec lui, mais parce que les interrogatoires étaient longs et très stressants. La police politique avait une méthode particulière à laquelle Patočka était incapable de résister. Ils ne tapaient pas les gens, ils ne leur criaient pas dessus. Ils suscitaient des débats, soulevaient des objections, faisaient semblant de discuter. Patočka s’est toujours laissé prendre et commençait à discuter, lui-aussi, à expliquer… Lorsqu’il avait fini d’expliquer, ils lui reposaient la même question. Et ceci cinq fois de suite, toute la journée. Sa mort a été le résultat d’un stress énorme et aussi du désespoir. »
L’enterrement de Jan Patočka, au cimetière de Břevnov, suivi de très près par la police communiste qui a même essayé de perturber son déroulement, est devenu une manifestation tacite contre le régime en place. L’œuvre de celui qui est considéré comme le plus grand philosophe tchèque n’a véritablement été découverte, en Tchécoslovaquie comme à l’étranger, qu’après sa mort en 1977. Cette œuvre, consacrée à la réflexion sur l’histoire, sur le rôle des penseurs au sein d’une société, est également disponible en français, dont son ouvrage le plus connu et le plus traduit, « Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire. »