La bataille de Lipany : symbole de la fin de la révolution hussite
Le 6 juillet était célébré en République tchèque la fête nationale commémorant le martyre de Jan Hus: prêtre réformateur mort comme hérétique sur le bûcher de Constance, il y a 596 ans de cela, le 6 juillet 1415. La révolution hussite qui a éclaté en Bohême pour propager les idéaux de Hus a duré 15 ans: depuis 1419, date de la première défénestration praguoise, jusqu’à la défaite des hussites radicaux à la bataille de Lipany, le 30 mai 1434. C’est à cette bataille perçue comme un tournant de l’histoire tchèque que nous avons consacré cette nouvelle page d’histoire.
En 1420, les calixtins formulent leurs revendications dans les Quatre articles de Prague : communion sous les deux formes, punition du péché mortel sans égard de la personne, confiscation des biens terrestres à l’Eglise, et liberté de prêcher la parole de Dieu. De Tábor, ville fondée dans le sud de la Bohême destinée à abriter une communauté vivant selon les règles de la pauvreté évangélique, l‘utraquisme se propage à Prague et plus loin encore dans l’est du pays, où une cité fortifiée est édifiée sur le mont d’Oreb. Les calixtins sortent invaincus des six croisades qui sont organisées par l’empereur contre ses opposants. La bataille de Lipany, localité à 40 kilomètres à l’est de Prague, marque leur défaite. On écoute l’historien Petr Čornej :
« La bataille de Lipany est un tournant dans la révolution hussite. D’une part, elle oppose les hussites radicaux, c’est-à-dire les taborites de la ville de Tábor, et les orphelins, nom donné à une aile de radicaux après la mort du leader militaire légendaire Jan Žižka. Les hussites radicaux peuvent s’appuyer sur des troupes de professionnels recrutés parmi une caste de militaires entièrement voués au combat. De l’autre côté, il y a les hussites modérés qui souhaitent parvenir à un accord avec le concile de Bâle et le roi Sigismond de Luxembourg. Ces hussites modérés sont alliés, pour l’occasion, aux catholiques, en une coalition de Bohême (panská jednota). La bataille de Lipany, qui voit la victoire de la coalition de hussites modérés sur les radicaux, décidera de l’évolution future du pays. La voie s’ouvre, d’une part, à un accord avec le concile de Bâle. Un compromis théologique dénommé „Compactata de Bâle“ est trouvé pour maintenir les hussites schismatiques au sein de l’Eglise catholique. De l’autre, on parvient à une conciliation avec Sigismond de Luxembourg, roi couronné en 1420 non reconnu jusqu’alors par les hussites, lequel est désormais obligé de reconnaître l’état des choses créé avec la révolution hussite afin de pouvoir monter sur le trône en août 1436. » Avec notre guide à Lipany Martin Drahovzal, nous montons au sommet de la colline Lipská hora, située non loin du hameau de Lipany marqué par un monument commémoratif. C’est là, le dimanche 30 mai 1434, que se rencontrent les armées des radicaux placées sous le commandement de Procope le Chauve auxquelles se sont joints les orphelins tchèques de Jan Čapek de Sán. Les radicaux font face aux troupes des hussites modérés alliés aux catholiques sous les ordres de Diviš Bořek de Miletínek, un compagnon d’armes de Jan Žižka. Un paradoxe qui n’est pas le seul dans cette bataille et dont le caractère fatidique tient au fait que les Tchèques y ont été battus par les Tchèques, et ceux qui avaient lutté pour le Calice se sont placés cette fois contre lui, observe notre guide :« Le 30 mai, les troupes ouvrent la bataille. Procope est le premier à s’attaquer, c’est un commandant expérimenté et invaincu qui n’a perdu aucun combat et qui a choisi une position avantageuse sur une colline au sud-ouest de Lipany. La tactique des deux armées opposées et la même : les deux utilisent une forteresse de wagons permettant de s’abriter derrière des chariots de ferme transformés en chariots de guerre. Appelé ‘wagenburg’, il s’agit d‘une grande innovation stratégique mise en place par le chef hussite Jan Žižka. La fameuse forteresse de wagons enchaînés constituait un obstacle insurmontable. » Au départ, les chances des radicaux semblaient plus élevées. Le feu est ouvert à une heure. Les modérés ont recours à une ruse : feignant une attaque sans toutefois trop s’approcher de la portée de l’artillerie taborite, ils reculent en direction de Kolín. Cette apparente victoire provoque l’euphorie dans le camp des radicaux. L’ordre est ainsi donné d‘ouvrir le wagenburg pour permettre à la cavalerie de poursuivre les fuyards. Or, quand les radicaux sont assez loin de leur forteresse, ils se voient d’un coup attaqués par les armées catholico-utraquistes modérés jusqu’alors cachées dans une forêt voisine. Procope le Chauve, leader des radicaux, est tué. Voyant la bataille perdue, le commandant des orphelins, Jan Čapek de Sán, décide d’épargner ses hommes et de fuir vers Kolín, ce qui lui vaudra d’être accusé de trahison. Les conséquences de la défaite à Lipany sont fatales, rappelle Martin Drahovzal :« 2 000 orphelins sur les quelque 12 000 présents ont trouvé la mort, le reste a pris la fuite, 700 guerriers les plus radicaux ont été brûlés vifs dans une grange de Lipany sur ordre de Půta Švihovský. Le lendemain, la coalition catholico-utraquiste a promis à Jan Čapek de Sán d’être libre de partir de Kolín où il avait trouvé refuge, à condition qu’il ouvre les portes de la ville. Le lendemain, c’est chose faite. L’explication est simple : la bataille terminée, les seigneurs se comportent de nouveau en seigneurs, c’était une pratique courante à l’époque, un gentleman’s agreement. Procope le Chauve est mort sur le champ de bataille mais on ignore où il a été inhumé. Selon une légende locale, il a pu se sauver et serait mort plus tard, en secret, dans une prison. La tombe de Procope le Chauve est recherchée dans cette région aujourd’hui encore. » Mais la défaite à la bataille de Lipany est d’abord et avant tout morale: les hussites ne sont plus invaincus. Une partie des guerriers ultra-radicaux partent en exil et embrassent une carrière de mercenaires. Certains, comme Jan Roháč de Dubá, continuent encore le combat au château de Sion près de Kutná Hora, mais pas pour longtemps : en 1437, Jan Roháč est pendu sur la place de la Vieille-Ville. Lipany marque la fin de la révolution hussite. Certains la perçoivent comme un moment-clé de l’histoire tchèque. Son importance s’est encore renforcé au cours des siècles suivants. C’est le cas notamment de la période de la Renaissance nationale. L’érection d’un monument sur les lieux de la bataille, en 1881, s’inscrit dans le cadre de la perception de Lipany comme un symbole d’émancipation nationale face à l’élément allemand, raconte Martin Drahovzal :« Nous voilà devant le monument commémoratif érigé en haut de Lipská hora au XIXe siècle pour symboliser la résistance du peuple tchèque. Dans le passé, le monument faisait l’objet d’une sorte de pèlerinage le jour de l‘anniversaire de la bataille. Au début du XXe siècle encore, les gens s’y rassemblaient pour écouter des discours patriotiques. Souvent la police est intervenue contre des participants aux rassemblements en les escortant à Český Brod où ils subissaient des interrogatoires. C’est un lieu emblématique, une sorte de symbole national. »
Les guerres hussites en général et la bataille de Lipany en particulier ont servi de sujet favori aux artistes nationalistes comme le peintre Luděk Marold. Son célèbre tableau panoramique intitulé « La bataille de Lipany » est à voir au parc des Expositions à Prague.