Prague, ville de jazz ?
Prague, ville de jazz ? C’est ce qui peut se lire dans la plupart des guides touristiques sur la capitale tchèque qui vantent le dynamisme des scènes locales et le talent de ses musiciens. Cette réputation est-elle pour autant justifiée ?
« D’une part, Berlin, ce n’est pas très loin, à seulement quatre heures de train. On a aussi une connexion parce que j’ai habité à Prague entre 1992 et 1995 et j’ai encore quelques vieux amis de cette époque-là, et qui étaient aussi des musiciens de rue. Pour moi, ça a été le début de ma carrière musicale. Donc on vient les voir et on essaie aussi de mettre un peu le pied dans la scène tchèque. Concernant le niveau musical, c’est assez fort et on aime bien se faire entendre ici. »
Prague est souvent considérée comme une ville de jazz. Avez-vous aussi cette impression ?« Il y a une tradition du jazz à Prague, c’est évident. Déjà, à l’époque de la répression staliniste, le jazz et surtout le dixieland étaient tolérés par les autorités, du fait qu’il n’y avait pas beaucoup de paroles aussi. C’était surtout de la musique donc même si c’était de la musique qui venait d’outre-Manche, qui venait d’Amérique, il y avait quand même le fait que c’était la musique des peuples réprimés, la musique des noirs. Le communisme pouvait peut-être s’identifier à cela, et je ne sais pas, mais j’imagine que ce sont pour ces raisons que le régime pouvait supporter cette musique. Mais le fait est qu’il y a toujours eu une scène jazz importante depuis les années 1950. Il y a donc une tradition du jazz mais il y aussi d’autres choses ; il y a une très bonne scène de Bluegrass par exemple. Il y a une scène de chansonniers etc. La République tchèque, musicalement, c’est un endroit intéressant en Europe centrale. »
Que faisiez-vous en République tchèque au début des années 1990 ?
« J’étais à l’Université à Paris, j’avais 18 ans, et je suis venu à Prague. C’était au tout début, il y avait encore une aura de mystère autour de Prague parce que c’était deux ou trois ans après la chute du mur. Il y avait des rumeurs qui disaient que c’était une ville assez intéressante mais il y avait beaucoup de gens qui n’osaient pas trop y aller – quand même, c’était l’Est, c’était bizarre. Puis je me suis retrouvé ici et je me suis aperçu qu’il y avait une scène assez flamboyante. Il y avait deux ou trois gros squats formés par les jeunes Tchèques de façon spontanée. Il y avait des théâtres clandestins, des bars clandestins et au niveau de la créativité artistique spontanée, c’était absolument optimal. C’était fantastique parce qu’il était possible pratiquement à partir de rien et de donner libre cour à toute forme de créativité. »
Vous avez donc connu ces années 1990 et vous êtes de retour à Prague aujourd’hui ; ce n’est pas la première fois que vous revenez à Prague après ce long séjour il y a quelques années. Quel regard portez-vous sur la vie culturelle praguoise ?
« J’ai un peu l’impression que comme dans toutes les grandes villes, il y a beaucoup de choses qui se passent, beaucoup de groupes qui tâchent de faire ce qu’ils peuvent. Maintenant, comme toutes les villes d’Europe, Prague est une ville qui est sous une pression économique assez forte. Pour les jeunes musiciens qui essaient d’établir une réputation, de jouer dans des bars plus grands, mais qui n’ont pas encore l’appui de grandes structures, c’est difficile – mais c’est un phénomène européen, moderne – parce qu’il n’y a plus d’endroits de taille moyenne. Les endroits de taille moyenne ne peuvent plus se supporter économiquement. Donc d’un côté, on a beaucoup de gens qui font de la musique très intéressante, mais de l’autre côté, il n’y a pas de structures pour leur donner un support. »
La vie de musicien n’est donc pas toujours facile. Petr Zelenka est guitariste de jazz. C’est un autodidacte dont le nom figure néanmoins parmi les plus reconnus des guitaristes de jazz actuels en République tchèque. Il enseigne également au conservatoire de jazz Jaroslav Ježek et il raconte son parcours, avec notamment une étape par la capitale française, pendant quelques années.
« Il y a quinze ans, quand je suis arrivé à Prague, ça bougeait d’une autre manière à mon avis. Il y avait plus de jam-sessions, on jouait un autre type de jazz qu’aujourd’hui. On jouait plutôt du jazz traditionnel, du bip bop. On était donc dans cette ambiance de revivre les années 1950-1960 aux Etats-Unis. Mais c’était un peu comme un rêve qui n’a pas duré longtemps. Mais tout de même, ça a permis de faire un travail sur scène, d’apprendre beaucoup sur scène, comme ça se faisait dans les années 1950. Donc au lieu de faire une école, j’ai travaillé à la maison, je retranscrivais les solos puis je jouais sur scène avec de bons musiciens et c’est comme ça que j’ai appris le langage du jazz. »Quel type de jazz jouez-vous aujourd’hui ?
« Au fil des années, j’ai essayé de trouver ma propre voie. J’ai commencé à composer, je ne me contentais plus de jouer des standards. J’ai commencé à composer pour mon premier album sorti en 2000. Aujourd’hui je ne joue plus que mes propres compositions. J’ai pris des inspirations d’autres traditions musicales. Justement, quand j’étais à Paris, j’ai pu me confronter à la musique indienne, à des concerts au théâtre de la ville par exemple, à des petits concerts de musique arabe. J’ai pu emprunter des disques dans les médiathèques en France – des disques qui ne sont pas disponibles ici. J’ai aussi des amis qui ont étudié à l’étranger, comme Vojtěch Procházka, qui étudie maintenant en Norvège. Tous ces musiciens tchèques qui étudient à l’étranger apportent beaucoup d’autres traditions musicales en Tchéquie, et la scène de jazz tchèque évolue assez rapidement. Ces deux dernières années, j’ai vraiment vu un bond incroyable. On commence à avoir notre propre jazz. »
A Paris, où vous avez vécu quelques années, vous étiez à la recherche d’autres sources d’inspiration. Vous venez de dire que vous en avez trouvé effectivement. Paris a la réputation d’être une grande ville de jazz. Avez-vous trouvé cette réputation justifiée et avez-vous trouvé assez de choses intéressantes pour vous ?
« Bien sûr, il y a eu des choses intéressantes. Il y a eu aussi des déceptions. Je regrette un peu aujourd’hui de ne pas avoir assez exploré la scène de musique improvisée qui est assez grande à Paris, mais à l’époque, ça ne m’intéressait pas tellement malheureusement. Quand je suis arrivé à Paris, j’étais toujours un peu dans le courant bip-bop. J’allais aux jam-sessions. Je ne connaissais personne. Les musiciens que je voyais ne m’impressionnaient pas tellement. Il y en avait qui étaient très bons mais j’avais du mal à trouver quelque chose qui m’intéresse vraiment. »
Comment voyez-vous Prague aujourd’hui ? Est-elle une des capitales du jazz européen ? La scène jazz est-elle très vivante ?
« Je trouve que c’est vrai en partie. Ces deux dernières années, il se passe quelque chose de particulier sur notre scène. Prague est la capitale du jazz tchèque, c’est sûr. Ce n’est pas aussi grand que Paris donc ce n’est pas comparable. A Paris il y a plus de musiciens, plus de tradition. Mais il y a une petite scène très importante et ça vaut la peine de l’explorer. »
Une des preuves du dynamisme de la capitale tchèque dans ce domaine reste le nombre de clubs de jazz assez élevé par rapport à la taille de la ville, comme le fait remarquer le patron du Jazz Dock, Vladimír Lederer :
« Je pense que la scène jazz tchèque est très riche, pleine de gens de valeur. Je ne peux pas dire pourquoi c’est comme ça, parce qu’il n’y a pas tant d’auditeurs de jazz que cela, même si notre expérience au Jazz Dock montre que les Tchèques viennent écouter la musique. Avant, il semblait que s’il n’y avait pas de touristes, personne ne venait dans ces clubs de jazz. Notre scène de jazz est très riche, avec des musiciens des générations précédentes qui jouent depuis 40 ans mais qui jouent toujours bien et la jeune génération qui étudie dans différents conservatoires et à l’étranger, et qui fondent de nombreux groupes de différents styles. Je pense qu’il y a peut-être 200 musiciens qui ont un niveau professionnel et c’est beaucoup. Et même si cela peut surprendre, Prague appartient aux métropoles du jazz, notamment quand on voit le nombre de clubs, qui sont au nombre de dix environ, même en comparant avec des villes comme Amsterdam ou même Londres. Ces clubs ne sont pas tous bons mais tout de même, cette musique est jouée régulièrement, ce qui me paraît quelque chose d’énorme pour notre époque. » Effectivement, le Jazz Dock a réussi ce bel exploit d’attirer un public local qu’il fidélise avec des groupes de la scène nationale, mais aussi avec des grands noms du jazz international. Pour autant, Vladimír Lederer ne craint pas de voir d’autres clubs suivre son modèle :« J’en serais au contraire heureux. Je soutiens tout ce qui profite au jazz. Ainsi, un nouveau club s’est ouvert il y a quelques mois. Il s’appelle Jazz Republic et se trouve dans un endroit intéressant, dans le métro de Prague. C’est un espace magnifique et aménagé de façon moderne. Et je pense que c’est bien parce que si quelqu’un écoute de la bonne musique quelque part, il aura ensuite envie de venir l’écouter chez nous ou le contraire. Et c’est mieux que d’avoir un monopole donc je n’ai rien contre ça. »
L’offre pour les amateurs de jazz à Prague est donc plutôt riche. Pour preuve, sachez ainsi que dans les semaines qui viennent, on pourra entendre, à Prague, par exemple, le guitariste-bassiste Charlie Hunter au Jazz Dock, mais aussi le saxophoniste Maceo Parker au Lucerna Music Bar, dans le cadre du festival de jazz AghaRTA, ou encore le grand Chick Corea au Palais des Congrès.