Andrea Sedláčková : « J’ai vécu la révolution de velours depuis Paris, comme une personne sourde » (1ère partie)
Andrea Sedláčková vit une double vie : en France monteuse de grands films à succès, en République tchèque, réalisatrice de films. Nominée aux Césars cette année pour le film Welcome de Philippe Lioret, elle travaille à l’heure actuelle sur le scénatio des Lâches de Josef Škvorecký. Le monde de ce grand nom de la littérature tchèque, elle le connaît bien puisqu’en 2009 elle a réalisé « Rytmus v patách », Le rythme aux talons, qui s’inspire de récits de l’écrivain tchèque. De cela, de ses débuts en France, de la révolution de velours qu’elle a ratée et contre toute attente du caractère similaire des Tchèques et des Français... de tout cela il a été question dans l’entretien qu’elle nous a accordé et dont nous vous proposons cette semaine la première partie. Andrea Sedláčková est d’abord revenue sur sa décision d’émigrer, pendant l’été 1989, quelques mois avant ce qui allait être la révolution de velours.
Vous pensiez ne pas avoir d’avenir ?
« Oui... je pensais avoir l’avenir des gens que je connaissais, c’est-à-dire des dissidents, les femmes qui écrivaient le soir à la maison et qui faisaient le ménage pendant la journée. Je savais que je ne pourrais pas collaborer avec le système. Je m’éloignais de plus en plus de cette idée de la vie, mais l’autre ne me plaisait pas non plus. Je voulais une vie de liberté, de liberté d’expression, de voyage. Pavel Tigrid, le rédacteur en chef de la revue littéraire en exil à Paris Témoignage, disait qu’on a tous demandé l’asile politique non pas à cause de la politique mais parce qu’on essayait d’échapper à nos parents ! »
Alors vous avez essayé d’échapper à vos parents ?
« Je pense qu’au fond ça devait être une des raisons (rires) ! »
C’était une forme d’émancipation...
« Oui... J’ai réfléchi au choix du pays. Je ne parlais pas un mot de français. Je suis d’abord allée en Angleterre parce que je parlais anglais. Je me disais : je ne veux absolument pas vivre dans ce pays où on boit de la bière et du whiskey, alors que je ne bois que du vin. J’ai repris le bateau. J’ai pensé à l’Allemagne et l’Autriche parce que je parlais aussi allemand. Mais ça ne me plaisait pas, c’était trop éloigné de mon caractère. Ce moment était extraordinaire : je pouvais décider du lieu, comme si vous pouviez décider de l’endroit où vous allez naître, aux Etats-Unis ou en Angleterre... J’ai choisi la France parce que j’aimais la littérature et le cinéma français, mais sans parler un mot. »
C’est une bonne raison de déménager pour la littérature... Vous ne parliez pas un mot de français, mais vous avez fait la Fémis, à Paris. C’est pour une question de langue justement que vous avez choisi le montage ?« J’ai passé un an à apprendre le français, puis j’ai passé le concours de la Fémis que j’ai réussi. C’était un miracle. J’ai choisi le montage parce que ça me paraissait le plus proche de l’écriture parce que j’avais appris le scénario à Prague. »
C’était en effet difficile d’écrire des scénarios en français...
« Ce n’était pas possible ! Je me suis dit que j’avais fait des études de scénario pendant trois ans et que ce n’était pas la peine de continuer à faire la même chose. Je n’avais pas assez confiance en moi pour me lancer dans la réalisation. Mais je suis très contente de mon choix. »
Les débuts à Paris, c’était comment ? La vie de bohème ?
« J’ai eu beaucoup de chance. Aujourd’hui, je vois ces reportages où les sans-papiers vivent des galères pas possibles en France, qui essayent d’obtenir l’asile politique en vain, alors qu’ils ont vécu l’enfer dans leur pays d’origine. Je dois dire que je suis une privilégiée, j’ai eu l’asile politique très vite. J’ai rencontré, grâce à Pavel Tigrid et Témoignage, des Tchèques qui ont sympathisé avec moi, qui m’ont aidée, m’ont hébergée, m’ont donnée une bourse pour étudier le français dans de bonnes conditions. J’ai aussi gardé des enfants, j’ai joué dans le métro... Je faisais des choses que je n’aurais jamais faites à Prague évidemment. Je m’en suis assez vite sortie. J’ai habité très vite dans le centre de Paris. Mais je n’avais pas d’argent, c’est vrai. Je me souviens que la première année j’achetais trois boîtes de raviolis et c’était mon repas pour la semaine ! »
Vous êtes partie un peu avant la révolution de velours. Cette révolution, que tout le monde attendait, sans forcément savoir qu’elle allait arriver, vous l’avez donc vécue depuis Paris...
« Je l’ai vécue depuis Paris, comme une personne sourde... Je ne parlais pas un mot de français, et c’était terrible. Je regardais les premières pages des journaux que je ne pouvais même pas acheter, faute d’argent, je voyais les photos... je ne comprenais pas exactement ce qui se passait. A l’époque, téléphoner était exclu, ça coûtait une fortune. J’allais à la maison d’édition Témoignage où on apprenait chaque jour des nouvelles de Prague. Je n’avais pas mon passeport car vous devez le donner quand vous demandez l’asile politique. J’ai demandé l’asile le 2 septembre 1989 et j’ai commencé à travailler depuis Paris pour Radio Free Europe à Munich. Puis j’ai reçu vite mes papiers et le passeport provisoire avec lequel je suis retournée à Prague à Noël. »Qu’est-ce qui vous a frappée ?
« C’était une souffrance terrible. J’avais l’impression de rater ma vie, de rater l’Histoire. J’avais l’impression d’avoir trahi mon pays. Mais comme à Noël je ne parlais toujours pas vraiment français, je me suis dit qu’il fallait que je reste au moins un an en France, que j’y fasse mes études, que j’essaye de rendre positive cette expérience... »
Etiez-vous en contact avec les gens qui faisaient ici la révolution ?
« Je les connaissais tous. J’avais beaucoup de correspondance parce qu’à l’époque on écrivait beaucoup de lettres. Je me dis parfois que ça mériterait d’être publié car j’ai beaucoup de lettres de ‘futurs’ révolutionnaires. Je me souviens m’être posée la question si je ne devais pas revenir et rentrer dans la vie politique. J’avais beaucoup d’amis qui sont devenus et sont restés en politique. Cela m’intéressait beaucoup. Je trouvais que c’était un service à rendre au pays : à l’époque on avait cette idée-là de la politique, que c’était une chose noble et importante, qui nous concernait, alors qu’aujourd’hui c’est le contraire. Mais bon, j’ai finalement décidé de poursuivre ma petite vie française. »
Je vais en profiter pour faire une petite digression. Vous dites qu’à l’époque, la politique était noble. Je suis d’accord avec vous. On sent qu’il y avait un véritable engouement et une foi dans la politique, ce qui n’est plus du tout le cas aujourd’hui. Comment expliquez-vous cette espèce de gueule de bois ?
« Mais est-ce que la politique est vraiment noble ? Je ne sais pas... Dans tous les pays c’est pareil : on a cette idée que les hommes politiques devraient être des espèces vierges, des gens extraordinaires et on voit que non, qu’ils sont pires que les autres. Est-ce que la politique peut être faite par les gens bien ? Je ne sais pas. Mais en même temps j’ai envie de vous dire que quelqu’un comme Karel Schwarzenberg je le trouve bien. C’est un des derniers survivants, le dernier des Mohicans ! »
Suivez-vous ce qui se passe en République tchèque au quotidien ?
« Tout le temps, oui. Je suis abonnée à Týden que je reçois toutes les semaines. Sinon, je regarde sur Internet. Je viens souvent. Et j’adore la presse écrite. Chaque fois que des gens viennent de Prague, je leur demande de me rapporter des journaux. J’aurais pu être journaliste : j’adore ça ! »
L’expérience à Radio Free Europe vous a plu ?
« J’ai fait quelques reportages, c’était très court. Je me souviens que je montrais mes textes à Pavel Tigrid et il m’a donné des conseils... Je sais que j’avais hésité, en France, à faire une école de journalisme ou de cinéma. »Pourquoi le cinéma a-t-il gagné ?
« On peut prendre plus de libertés au cinéma, il y a plus de fantaisie. Les scénarios que j’écris sont assez autobiographiques mais ils sont aussi romancés. Donc il y a une partie de réalité dans le journalisme qui me plaît mais une partie de création qui est plus difficile à y développer. »
Vous réalisez des films, notamment pour la télévision tchèque. Vos films, vous les tournez, en République tchèque, exclusivement. En France, c’est le montage, notamment, pour le dernier film qui a fait le plus de bruit, Welcome de Philippe Lioret. C’est un peu schizophrène comme situation !
« Mais c’est une schizophrénie assumée. Si un jour j’ai un sujet qui me passionne et qui est en France, je l’écrirai avec grand plaisir. Mais en fait, jusqu’à présent, dès que j’ai une idée, elle se passe en République tchèque. Là, j’ai un scénario que j’ai fini il y a un an et demi sur le dopage dans le sport tchécoslovaque communiste. Evidemment j’aurais pu écrire sur le dopage en France, mais tout de suite, pour moi, l’intrigue se noue autour de la police secrète, parce que chez nous le dopage était organisé par l’Etat ! Là, j’écris une adaptation d’un livre tchèque : Les lâches, de Josef Skvorecky. L’auteur m’a proposé de le faire, c’est un grand honneur et j’ai dit oui. Je fais ça, je suis très heureuse de faire ça et en France, on me propose beaucoup des films magnifiques à monter. Et je n’ai pas envie de dire non. Je sais que si je commence à réaliser en France, je ne pourrai plus monter. Ce n’est pas possible en France : vous ne pouvez pas mélanger les genres. »Pourquoi ?
« C’est très stratifié en France. Même moi, je ne peux pas monter pour la télévision. Vous êtes soit monteuse au cinéma, soit monteuse à la télévision. »
Ici, en République tchèque, c’est plus flexible ?
« Oui ! Tout est beaucoup plus mélangé en République tchèque, pas seulement cela (rires). Cela fait d’ailleurs partie du plaisir et du charme de la vie tchèque. Donc voilà, j’assume tout cela. Peut-être un jour cela changera-t-il. »
Cette oscillation entre Paris et Prague, monde français et monde tchèque, c’est aussi une façon de ne pas faire de choix radical et de rester un pied dans les deux pays...
« Après la révolution, beaucoup de gens ont voulu essayer de vivre entre deux pays. Et très peu ont réussi parce qu’il y a très peu de métiers qui le permettent. J’ai l’impression d’à peu près y arriver même si c’est très difficile. Evidemment, aujourd’hui, grâce aux compagnies aériennes low-cost, tout est plus simple ! »
Retrouvez la deuxième partie de cet entretien, dimanche prochain, dans Culture sans frontières.