Quelques extraits de la récolte littéraire de l’année 2023
L’année 2023 est finie, vive l’année 2024. Au seuil de la nouvelle année, nous nous posons la question de savoir ce que les douze mois écoulés nous ont apporté. C’est donc une occasion de faire un petit bilan. Voici quelques extraits des entretiens que nous avons présentés dans le cadre de la rubrique Rencontres littéraires au cours de l’année 2023 et qui, nous le croyons bien, méritent toujours votre attention. Si cela vous donne envie d’écouter ou de réécouter ces entretiens dans leurs versions intégrales, tant mieux. Vous les trouverez dans les archives de Radio Prague International.
Jana Boxberger, une femme entre deux littératures
Jana Boxberger est une poétesse et traductrice qui, depuis de longues années, jette des ponts entre la littérature tchèque et française et mène une double existence entre la France et la République tchèque. Récemment nous l’avons accueillie dans le studio de Radio Prague International, ce qui nous a permis d’évoquer avec elle ses nombreuses activités. Nous lui avons demandé entre autres quels auteurs elle avait traduit du tchèque en français et du français en tchèque :
« Du français au tchèque, j’ai traduit une vingtaine d’auteurs. Je ne peux pas les nommer tous parce que j’ai traduit aussi des anthologies. Mais parmi ceux qui m’ont le plus marquée il y a un auteur belge, André Schmitz, aujourd’hui décédé. Je lui ai fait plusieurs anthologies et puis également un livre qui a paru ici à Prague aux éditions Protis et j’ai traduit aussi une poétesse belge, Colette Nys-Masure. J’ai fait également une anthologie de la poésie belge et une anthologie de la poésie québécoise. Parmi les auteurs que j’ai traduits, il y a aussi Francis Combe, auteur français qui était également l’éditeur de Seifert, puis d’autres poètes comme Charles d’Estève, Pierre Vieuguet, des Canadiens, des Québécois parmi lesquels Claudine Bertrand qui est très connue. J’ai fait aussi une anthologie de la poésie slovaque mais le plus grand succès en France, c’était quand même Seifert, évidemment. »
Vous n’êtes pas que traductrice, vous êtes aussi poétesse. Que pouvez-vous dire de votre poésie ? Quels sont les thèmes qui vous inspirent ?
« Quand j’étais jeune, c’était souvent ma vie amoureuse. Quand je me relis aujourd’hui, je m’en rends compte, mais depuis longtemps déjà mon sujet est la vie quotidienne, les choses qui me choquent, qui m’interpellent, souvent la souffrance, la souffrance des autres et même le monde tel qu’il est et qui me désespère souvent. »
La correspondance de deux grands exilés
Dans une lettre adressée à son ami Rio Preisner, le poète Ivan Diviš affirme catégoriquement qu’il est impensable qu’on puisse publier leur correspondance. Un livre d’un millier de pages réunissant une grande partie de cette correspondance est pourtant sorti aux éditions Torst. C’est un immense témoignage sur les pensées de deux grands intellectuels mais aussi sur les tendances spirituelles de toute une époque. Jan Rubeš, écrivain et ancien professeur de l’Université libre de Bruxelles, qui est l’éditeur de cette correspondance, a passé de longues années à rechercher, à réunir et à préparer à l’édition les lettres de ces deux hommes auxquels leur amitié épistolaire a sans doute permis entre autres de mieux supporter leur exil. Jan Rubeš a bien voulu brosser pour nous de courts portraits des deux auteurs de cette correspondance. Il a présenté d’abord Rio Preisner :
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« Rio Preisner est un philosophe et germaniste qui a vécu en Tchécoslovaquie jusqu’en 1969. Il est né en 1925 et après l’invasion des troupes du pacte de Varsovie en Tchécoslovaquie, il est parti en Autriche et ensuite aux Etats-Unis. En 1973, il a été nommé professeur ordinaire à l’université de Pennsylvanie. C’était un critique virulent du système totalitaire. Catholique convaincu, il commente dans toute son œuvre l’évolution des systèmes politiques aussi bien aux Etats-Unis qu’en Europe, tout cela sur la base de sa vision chrétienne du monde. »
Comment présenter Ivan Diviš qui était un poète et aussi un critique sévère de son époque ?
« Ivan Diviš est une personnalité tout à fait différente de Rio Preisner. Il est né en 1924 et c’est donc la même génération que Rio Preisner. Il a vécu en Tchécoslovaquie, lui aussi, jusqu’en 1969. C’est essentiellement un poète et critique littéraire. Il travaillait dans une maison d’édition où il a rencontré d’ailleurs son ami de plus tard Rio Preisner. A partir de 1969, il s’installe à Munich et travaille à Radio Europe Libre où il n’obtient jamais malheureusement un statut correspondant à son talent et à ses mérites. Il y travaille comme archiviste et est pratiquement empêché de continuer à faire des émissions littéraires. »
Quelles étaient les affinités entre ces deux personnalités bien différentes ? Quelles étaient les bases de l’amitié de ces deux individualités qui avaient pourtant un tel besoin de se confier et de partager leurs opinions dans les lettres qu’ils échangeaient ?
« En fait, ils sont extrêmement différents et je pense que c’est l’attrait pour le contraste qui les unit pendant les vingt ans au cours desquels ils échangent ces lettres. Leur affinité ou plutôt leur ressemblance est liée surtout à leur sentiment de solitude que les deux éprouvent, solitude intellectuelle, solitude par rapport aux amitiés qui leur manquent. Et il y a également cette perte d’identité par rapport à la langue maternelle et à leur pays. Ce qui est intéressant et ce qu’il faut souligner, c’est que les deux continuent à écrire en tchèque alors qu’ils passent de nombreuses années en exil et il n’y a que très peu de tentatives d’écrire dans une autre langue. Et c’est de cela que découle la difficulté de se faire connaître, d’être reconnu et de publier. Parce que l’œuvre des deux n’est reconnue en Tchécoslovaquie et puis en République tchèque qu’après la fin du régime communiste. »
Jiří Dědeček, un artiste qui nous a fait découvrir Brassens
Jiří Dědeček est un artiste qui s’est fait remarquer dans plusieurs domaines dont notamment la poésie, la chanson et la traduction. Parmi les auteurs qu’il a traduits, il y a Georges Brassens. Il a non seulement traduit ses chansons, il les a aussi interprétées et enregistrées. On sent qu’il a des affinités avec Brassens et nous lui avons demandé ce qu’il appréciait particulièrement chez cet auteur assez spécial :
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« Aujourd’hui, Brassens fait partie du passé. Mais à l’époque où je l’ai connu, il était encore en vie. C’était le début des années 1980. J’avais une fiancée en France. Je voulais quitter la République socialiste tchécoslovaque, mais partir légalement. J’avais une amie à Aix-en-Provence qui ‘avait promis de m’épouser. Cela s’appelait à l’époque un mariage blanc. Comme ça, j’aurais pu me déplacer, j’aurais pu vivre en France. Et alors pour l’anniversaire du jour où nous avons fait connaissance, elle m’a offert un disque de Georges Brassens, un disque célèbre avec sa photo qui le représente moustachu et avec son chat. Elle me l’a donné en disant : ‘Ça pourrait t’intéresser parce que c’est quelqu’un qui chante aussi mal que toi et qui ne sait pas jouer de la guitare comme toi.’ Alors, cela m’a un peu surpris mais bientôt j’allais constater que c’était quelqu’un qui savait chanter mieux que moi et qui savait jouer mieux que moi. Personnellement, je ne l’ai jamais rencontré. »
Vous êtes auteur de plusieurs recueils de poésies. Il est évident que vous aimez jouer avec la langue. Pouvez-vous dire quels sont les thèmes majeurs de votre poésie ? Etes-vous vraiment l’héritier de František Gellner, poète de la désillusion, comme le pensent certains critiques ? Quel est le rôle de l’humour et de l’ironie dans votre poésie ?
« Cela me flatte si quelqu’un dit que je suis un vrai héritier de Gellner parce que c’est un poète que j’admire beaucoup et que j’interprète parfois. Les deux textes les plus réussis sur mon dernier CD sont des poèmes de Gellner. Mes thèmes préférés ? Ça dépend. Si j’écris pour les enfants, ce sont des calambours, des non-sens. Si j’écris pour un CD, c’est-à-dire des paroles de chansons, alors ce sont des thèmes, je dirais, actuels, des thèmes qui me préoccupent en tant que citoyen. Si j’écris pour moi-même, alors ce sont des thèmes plus intimes. Par exemple dans mon dernier recueil de poésies qui s’appelle Le Courrier de là-haut je décris les états d’âme entre le sommeil et le réveil. Ce sont des poèmes d’insomnie qui sont très intimes. Il m’est impossible de définir les thèmes de mes poésies en général. Lorsqu’on a demandé une fois à Brassens quels étaient les thèmes préférés de ses chansons, de sa poésie, il a dit : ‘La vie, l’amour, la mort.’ Oui, c’est comme ça. »
La biographie de Toyen proclamée Livre de l’année
Un demi-siècle après sa mort, Toyen, peintre surréaliste et femme énigmatique, ne cesse d’éveiller l’admiration mais aussi la curiosité car jusqu’à une période récente, on ne savait que peu de choses sur une grande partie de sa vie. La cinéaste et écrivaine Andrea Sedláčková est tombée comme tant d’autres sous le charme de cette artiste secrète et lui a consacré d’abord un film documentaire puis un livre intitulé Toyen, la première dame du surréalisme. Son ouvrage a récemment été proclamé Livre de l’année dans l’enquête du journal Lidové noviny. Andrea Sedláčková a bien voulu présenter au micro de Radio Prague International son livre qui comble certaines lacunes dans la biographie de Toyen :
« J’espère avoir dévoilé beaucoup de ces mystères dans mon livre. Evidemment pas tout, ce n’est pas possible. Je pense que c’était une femme extraordinaire. Imaginez : elle a quitté son domicile à seize ans. Elle est partie pour vivre seule vers la fin de la Première Guerre mondiale. Il fallait beaucoup de courage pour faire ça. Elle s’est inscrite dans une école de peinture ce qui était extraordinaire pour une femme dans les années 1920. Elle a réussi à payer ses études et à se faire une position dans le milieu très masculin de l’avant-garde tchécoslovaque de cette époque. Apparemment, elle était aussi très belle. On le voit sur les photos mais, souvent, certaines personnes me disent que sa beauté n’est peut-être pas compréhensible pour nous. Mais beaucoup d’hommes qui l’ont rencontrée sont tombés éperdument amoureux d’elle. Elle a eu aussi pas mal d’histoires avec des hommes, ce qui était, je pense, assez exceptionnel pour l’époque. »
Toyen est morte en 1980, mais elle vit toujours dans ses tableaux. La reconnaissance de son art a été lente mais aujourd’hui ses œuvres se trouvent dans les plus grands musés d’art moderne. Cependant, la reconnaissance de son art est un processus qui n’est pas encore achevé et qui évolue toujours. Quel est, à votre avis, l’avenir de son œuvre ?
« Mais justement il n’y a pas tellement d’œuvres de Toyen qui se trouvent dans des musées internationaux. Il n’y en a qu’une dizaine et c’est très peu pour qu’un peintre soit internationalement reconnu. Il y a une cinquantaine de tableaux qui se trouvent dans les musées un peu partout en Tchéquie. Mais il faut dire que l’œuvre de Toyen n’est pas très abondante. Il n’existe pas de catalogue raisonné, mais je m’en suis fait un pour moi et je suis arrivée à un nombre de trois cents tableaux réalisés au cours de sa vie ce qui est très peu. Il faut dire qu’il y en a une cinquantaine qui sont perdus et n’ont pas été exposés depuis 70 ans au minimum. 150 tableaux se trouvent dans des collections privées. Pour que Toyen soit vraiment connue, il faudrait que ces collectionneurs privés permettent à des musées de disposer de leurs tableaux afin qu’ils soient exposés aux regards de tous. »
Quelques idées d’Edouard Louis
C’est devant la salle comble de l’Institut français de Prague que l’écrivain Edouard Louis a présenté la traduction tchèque de son livre Changer : méthode, paru récemment aux éditions Paseka. Devant un public majoritairement jeune, il a parlé de son livre et a soulevé aussi toute une série de problèmes qui lui tiennent à cœur et qui se reflètent dans l’ensemble de son œuvre. Voici quelques idées qui ont inspiré l’œuvre d’Edouard Louis, écrivain qui s’insurge contre les inégalités sociales mais aussi contre les conventions qui influent sur la création littéraire :
« Quand vous commencez à écrire, vous avez immédiatement des règles qui s’abattent sur vous, les choses que vous devez faire et que vous ne devez pas faire. Et ces règles sont très difficiles à noter parce que justement ce sont comme les règles du genre, elles sont comme être un homme ou être une femme. Elles ne sont pas écrites quelque part, mais vous les sentez au quotidien tomber sur vos épaules. Et moi, quand j’ai commencé à écrire, on me faisait toujours comprendre par exemple que la littérature ne devait jamais être trop explicite. Une littérature explicite c’était une littérature didactique donc quelque chose de mauvais. (…) Et je me suis dit pourquoi la littérature considère-t-elle comme positif le silence, le fait de ne pas dire les choses ? Est-ce qu’il n’y a pas un mécanisme de défense de classe là-dedans ? Sachant que la littérature est majoritairement écrite par la bourgeoisie et lue par la bourgeoisie je me suis demandé : est-ce que la littérature construit les règles littéraires dans le but de se protéger du monde ? »
Edouard Louis est donc décidé à faire de la littérature explicite, de parler de sociologie, de classes sociales, de domination masculine, de toutes ces choses qui peuvent paraître comme antilittéraires. Il est décidé d’écrire de la littérature où il ne manquera ni l’émotion, ni le pathos :
« Il y a l’idée selon laquelle un bon livre n’est pas trop sentimental. C’est d’ailleurs une catégorie négative. Quand on parle de littérature sentimentale, de la littérature avec des sentiments, on pense à la littérature pour les supermarchés. Et moi je me suis dit : dans ma vie j’ai connu des gens dont les vies font pleurer quand on les regarde. Et moi, si je ne fais pas un livre qui fait pleurer, je trahis ces vies, je les rends invisibles. Alors je vais faire un livre comme ça, un livre pour faire pleurer. Je vais faire une littérature très politique. Je vais parler de Macron, de Sarkozy. Et, en fait, y rentrait tout ce que la littérature met d’habitude à l’extérieur pour créer autre chose de la littérature. Nietzsche, le philosophe, disait qu’il faisait de la philosophie à coups de marteau. J’aime bien cette expression de Nietzsche. Que-ce que ça voudrait dire de faire une littérature à coups de marteau ? Cassez une à une les règles institutionnelles de la littérature pour faire entrer dans la littérature une autre lumière, pour faire entrer d’autres souffles, d’autres vies, d’autres visages, d’autres corps. En fait, c’est ça ma méthode. C’est une méthode de lutte contre la littérature. »