Jaco Van Dormael : « J’ai fait un film qui pose des questions, mais qui ne donne pas de réponses »
C’est la Belgique qui était cette année, le pays mis à l’honneur au festival du film de Karlovy Vary, qui s’est achevé le 10 juillet dernier. Parmi les films présentés, Mr Nobody de Jaco Van Dormael, un film à la limite du fantastique. Ce film d’anticipation se déroule en février 2092. Nemo Nobody, alors âgé de 118 ans, est le dernier mortel vivant dans un monde d’immortels. Il est interrogé par un psychologue afin de connaître son passé. Nemo Nobody se plonge dans ses souvenirs et s’interroge à travers différents flashbacks sur la vie qu'il aurait eue s’il était resté avec son père ou s’il avait suivi sa mère suite à leur divorce, lorsqu’il avait huit ans. Oscillant entre fable onirique et conte philosophique, ce film pose le problème du choix qui détermine une vie. Jaco Van Dormael tente de donner une définition de son histoire.
On pourrait dire que c’est aussi un objet cinématographique décalé, pas dans le ‘mainstream’. Est-ce pour explorer toutes les possibilités et les limites du cinéma que vous vous êtes lancé dans cette longue aventure ?
« Comme tous les cinéastes, ce qui m’intéresse c’est de raconter autre chose autrement, de faire avancer le cinéma, de me dire que le cinéma n’est pas mort, qu’il y a moyen d’inventer encore des formes nouvelles. Ici, ce qui m’intéressait en effet, c’était à la fois le sujet et la forme : il fallait trouver une forme différente pour parler du sujet qui est la multitude des vies qu’on pourrait avoir pour de très petites causes. Pourquoi notre vie est-elle ce qu’elle est et pas une autre ? Pourquoi est-on qui on est et pas quelqu’un d’autre ? Pourquoi maintenant et pas avant ou après ? Pourquoi ici et pas ailleurs. Sans donner de réponse, ce sont des questions qu’on se pose enfants et qu’on a l’habitude de taire adulte, mais qui restent présentes. Cette étrange expérience qu’on a d’être en vie, qui est très mystérieuse, sans réponse et assez chouette en général, c’est le sujet du film. »C’est une interrogation personnelle qui vous taraudait depuis longtemps, qui vous taraude tout le temps ou qui vous a taraudé à un moment de votre vie ?
« C’est venu du contraste entre le fait que je fais des films et que je suis vivant, et que ce n’est pas du tout la même chose. Depuis qu’on raconte des histoires, depuis le théâtre grec, la dramaturgie est une espèce d’entonnoir, tout converge vers la fin, toutes les scènes doivent être indispensables, tout doit avoir une cause et une conséquence claires, et la fin doit donner un éclairage différent, un sens différent à tout ce qui précède. Alors que si le cinéma devait parler de la vie, mon expérience de la vie c’est plutôt que les plus belles scènes ne sont pas forcément les plus utiles, que je ne comprends pas forcément les causes et les conséquences de ce qui m’arrive et que la fin ne donnera pas nécessairement plus de sens à tout ce qui a précédé, et que la structure est plutôt en arborescence. Il y a des choses qui sont oubliées, qui se perdent, on perd des gens de vue... Tout le travail c’était : comment faire rentrer une construction en arborescence dans une construction en entonnoir, exactement à l’inverse. »Le cinéma et le film peuvent donner un sens, ce que la vie ne fait pas...
« Oui, d’une certaine façon. Je me demande effectivement : est-ce qu’on se raconte des histoires parce qu’on n’arrive pas à trouver un sens ? Un film serait donc à chaque fois une hypothèse. Mais ici, j’avais plutôt envie de faire un film qui ne donne pas de sens, ou plutôt qui donne le sens suivant : peut-être que le sens de la vie, c’est d’être vivant, tout simplement. Le centre, c’est l’histoire d’un enfant qui imagine toutes les vies possibles parce qu’il est face à un choix impossible : ses parents se séparent et il doit choisir entre aller avec sa mère au Canada ou rester en Angleterre avec son père. Ce sont deux vies différentes et le choix est impossible... »C’est la croisée des chemins...
« Oui, il ne sait pas quel est le bon choix et il a une espèce de prémonition : il imagine toutes les vies qui pourraient arriver. Le vieux qui se rappelle de toutes ces vies, dont on se demande s’il les a vécues ou pas, alors qu’il est le dernier mortel en 2092, se dit qu’il n’y a peut-être pas de bon choix ou de mauvais choix, que peut-être toutes les vies valent la peine d’être vécues, qu’il n’y a pas de regrets à avoir. Elles sont toutes intéressantes parce que dans toutes ces vies, il y a chaque fois de l’amour. »
Vous faites des films pour donner un sens à votre vie ?
« Moi, c’est pour m’occuper ! Je crois que tous les gens qui font de la peinture, des films, de la musique essayent de donner une représentation peut-être pas de la réalité, mais en tout cas de la perception de la réalité. Je ne pense pas que ça donne un sens. Là, j’ai fait un film qui pose des questions, mais qui ne donne pas de réponses parce que je n’en ai pas. Moi ça m’intéresse plus de me questionner sur ce qu’est la perception que sur ce qu’est la réalité. Je crois que personne ne sait ce qu’est la réalité. On dit que c’est ce qu’on voit avec nos yeux et ce qu’on entend avec nos oreilles mais pour un papillon qui ne voit pas le bleu, ce n’est pas pareil, pour mon chien qui entend des sons que je n’entends pas de même. Par contre ce qui est intéressant, c’est comment le cinéma peut essayer de reproduire la perception de quelque chose dont on ne sait pas ce que c’est. Faire un film, c’est comme lancer une bouteille à la mer, que quelqu’un ramasse et se dit : ‘ah oui, peut-être que celui-là se pose les mêmes questions que moi ou a fait cette même étrange expérience...’ »C’est un film très empreint de merveilleux, de magie... Est-ce que pour vous le cinéma est fait pour nous raconter des histoires qui nous sortent de la réalité, par opposition à la vague de cinéma du réel ?
« Je crois que depuis le début du cinéma, les frères Lumière ont creusé la piste : ceci est la réalité, je vous montre une image, croyez qu’elle est réelle, le train arrive réellement dans la gare. Ou Méliès qui disait : nous sommes sur la lune, mais ne me croyez pas, nous sommes dans l’imaginaire de quelqu’un. Depuis les frères Lumière et Méliès, les cinéastes ont le choix entre ces deux pistes-là, où de les mélanger. Moi ce qui m’intéresse plutôt c’est de dire : on n’est pas dans le réel mais dans la pensée de quelqu’un. Parce que le cinéma a cela de magique qu’il peut reproduire les mécanismes de pensée, comment une pensée peut sauter d’une idée à l’autre, d’un espace à l’autre, d’un temps à l’autre, par association, par glissement. En cela, le cinéma a autant de liberté que la littérature. Dans ce film-ci, comme il s’agit de neuf vies différentes que le personnage pourrait avoir, ça permettait de brasser toute la largeur de la grammaire du cinéma et d’utiliser en effet de la science-fiction, mais aussi des choses beaucoup plus réalistes, de faire s’entrechoquer tous ces styles qui font se demander : où est le réel, dans quel monde sommes-nous ? »Les avancées technologiques permettent de beaucoup jouer là-dessus. On peut se permettre de tout se permettre. Peut-être que ce film ne serait pas né s’il n’y avait pas toutes ces possibilités...
« C’est en effet un film de son temps. Il y a beaucoup d’effets spéciaux qu’on ne voit pas parce qu’ils sont faits pour ne pas être vus. Ils jouent plus sur l’étrangeté. On peut être dans le dos d’un acteur face à la caméra qu’on ne voit pas. Ou rentrer lentement dans un miroir et passer lentement dans un monde inversé... »
C’est Alice au pays des merveilles...
« Oui il y a un côté Alice... Dans un des mondes, c’est toujours le même nuage qui est collé partout, l’un à côté de l’autre. Ça crée une mise en doute de la réalité, une certaine théâtralité, un décalage. Quand on se dit qu’on est dans le réel, on se rend compte très vite que ça dérape. Le personnage rêveur est peut-être le personnage rêvé. »C’est en effet un film très graphique visuellement. Il y a par exemple ces pièces quadrillées dans lesquelles Nemo se retrouve, auxquelles répond son pull quadrillé aussi... Il se trouve dans une autre dimension qui pourtant à l’air un tout petit peu comme la nôtre, mais qui est décalée...
« Ou bien ces gens qui marchent étrangement dans la rue. Toute la figuration marchait à l’envers, les voitures roulaient à l’envers et on les a remises à l’endroit en post-production ce qui fait qu’il y a une espèce de marche chaotique. »
Comment avez-vous choisi l’acteur, Jared Leto, pour incarner Nemo Nobody ?
« Jared est un acteur de transformation. Je l’avais vu en effet dans ‘Requiem for a dream’ où je l’avais trouvé formidable. J’ai réalisé que je l’avais vu dans d’autres films et que je ne l’avais pas reconnu. D’un film à l’autre il est tellement méconnaissable – d’ailleurs il adore ne pas être reconnu – que je me suis dit que c’était le bon choix pour jouer neuf fois le même personnage mais qui est devenu quelqu’un de différent selon les circonstances de la vie. Pour ça il était formidable. Il a réussi à créer des personnages différents physiquement, mais aussi de l’intérieur... Pour les autres acteurs, j’ai eu beaucoup de chance. Sarah Polley était mon premier choix pour Elise, et elle a dit oui tout de suite ! Diane Kruger est venue au pied levé, elle a un rôle merveilleux et très différent de ce qu’on connaît d’elle. Et puis il y a les adolescents qui sont vraiment formidables... »Et puis il y a encore un autre personnage. Le temps, qui est un personnage à part entière...
« Tout à fait. C’est la différence entre le temps physique et le temps mental, une minute qui peut durer des heures ou une année qui passe comme une minute. C’est de nouveau plus sur la perception du temps que sur le temps lui-même. »