Siah Bâzi, la comedia dell’arte à l’iranienne, ou la liberté par le rire
L’Iran. Aujourd’hui, quand on dit le mot « Iran », on pense : Ahmadinejad, dossier nucléaire, révolution islamique, tchador, violations des droits de l’homme et censure. Derrière cette accumulation de mots sans cesse répétés dans les médias, on oublie que l’Iran, c’est aussi une histoire plus que millénaire, le berceau de la civilisation perse, les splendides miniatures, la poésie d’Omar Khayyam, mais aussi du cinéma comme celui d’Abbas Kiarostami, ou aujourd’hui les bandes-dessinées de la franco-iranienne Marjane Satrapi qui viennent bousculer les idées reçues. Tout comme les deux documentaires de Maryam Khakipour, installée en France depuis 1982. Rencontre avec la réalisatrice.
« ‘Siah Bâzi, les ouvriers de joie’ est né parce que je connaissais ce théâtre et que quand j’étais petite, ils venaient jouer à la maison. C’est un peu de la comedia dell’arte iranienne, une forme de comédie populaire. Ça se jouait chez les gens, on mettait une planche sur le bassin de la cour intérieure, et les comédiens jouaient. J’étais petite fille, c’est comme ça que je les ai découverts et quand j’étais grande, je me suis dit que j’allais voir ce qu’ils étaient devenus. »
C’était difficile de venir à Téhéran avec une caméra, pour filmer dans les rues et ce théâtre en particulier ?
« Non, je n’ai eu aucun problème. Il y a beaucoup de choses qui se font en Iran au niveau du film, je n’ai donc pas eu de problème. »
Ce qui m’a quand même étonnée parce que quand vous interrogez les personnes dans la rue, qui se souviennent de l’époque où il y avait à Téhéran des cabarets, des bars, c’est la liberté de parole. Comme le dit une des personnes, ceux qui avaient envie de prier allaient à la mosquée, ceux qui avaient envie de boire allaient au bar, et ceux qui avaient envie d’aller au cabaret allaient au cabaret. Cette liberté de parole, même dans leurs regrets, est surprenante...
« Vous savez, je suis souvent très étonnée de ce que les gens imaginent ici, de la liberté des gens là-bas. C’est comme si la liberté d’expression était un droit qu’on donnait aux gens. Non, les gens en Iran pensent et parlent beaucoup plus librement qu’on ne peut l’imaginer. En Iran, dans la rue, les gens parlent sans cesse. Ils parlent et s’expriment librement, sans demander d’autorisation. En tout cas, on le voit dans le film. Si vous montez dans un taxi, on vous parle aussi. Il y a d’énormes préjugés sur l’Iran. Les gens s’expriment comme ici. »
Dans ce théâtre en particulier, puisque c’est un théâtre qui est assez subversif, notamment dans les sujets qu’il aborde, comme les relations hommes/femmes. Et tout cela passe par l’humour, car c’est d’abord un théâtre d’improvisation et comique...« Oui, c’est un théâtre comique et des comédiens qui improvisent. Pour les pièces ils se donnent un canevas, et autour de celui-ci, ils improvisent et ils écrivent leur texte à partir de ce qu’ils ont improvisé. Ces sujets-là varient d’une pièce à l’autre. La force de ce théâtre vient surtout de sa simplicité avec laquelle ils peuvent parler des problèmes des gens et surtout les faire rire. Comme le disait Saadi, le vieux maître ‘Noir’ : ‘pendant qu’on en parle, le gens ont l’impression que ça va déjà un peu mieux’... C’est un peu cette fonction-là... »
Un peu celle de la catharsis, comme dans le théâtre classique...
« Oui. »
Vous parlez de ce Noir qui est la figure centrale. On peut le comparer à Arlequin, puisque vous évoquez la comedia dell’arte, mais il me fait également un peu pense au fou du roi. C’est celui qui dit les choses que les gens dans l’assistance n’oseraient pas dire. Et qui se permet de le dire au roi surtout !
« Tout à fait, le Noir c’est Arlequin. Et en effet il y avait des fous du roi dans les cours, même du temps de Qajar, qui avaient cette fonction-là. Parce qu’il fait rire, il a le droit de dire des choses que les autres n’ont pas le droit de dire. Et il fait rire, donc il a plus de liberté que les autres... »
Qu’est-ce que cette figure du Noir ? Il faut préciser que c’est un comédien fardé en noir avec de la suie...
« Le personnage principal, c’est le Noir qui se noirçit le visage. Il donne le thème, il sent le public. Si c’était un mariage, il choisissait de jouer telle pièce en regardant le public... Il est au cœur de ce qui se passe dans la salle. Il faut dire que le talent d’être un Noir est rare... »
Pour le coup, ça ne s’improvise pas !
« Oui, absolument ! Comme ils le disent, il faut avoir cela dans le sang. Il faut avoir la moitié dans le corps, et le reste c’est le métier. Le comparer au fou du roi, c’est donc tout à fait judicieux. »
C’est donc le pivot, le chef d’orchestre de la troupe... mais vous avez également mis l’accent sur une des comédiennes, dans votre deuxième documentaire. Il s’agit de Shadi. Comment ce deuxième documentaire est-il né du premier ?
« D’abord, il faut dire que Shadi, en persan, signifie la joie. »Un prénom prédestiné puisque les comédiens du Siah Bâzi sont appelés les ‘ouvriers de joie’...
« Oui ! Shadi est la jeune comédienne qui joue dans la troupe de Siah Bâzi et c’est surtout elle qui m’a donné envie de faire le deuxième film. Je trouve que c’est un personnage formidable, c’est une femme avec une liberté de pensée incroyable. Mais quand j’ai commencé à leur annoncer le voyage, Shadi a eu besoin de demander l’autorisation à son mari, puisque c’est obligatoire. Je me suis tout de suite dit : c’est le début de mon film. Je voulais faire un deuxième film sur les coulisses de ce voyage plutôt que sur la scène. C’est toutes les difficultés que Shadi doit traverser pour venir à Paris et finalement celles qu’elle rencontre à Paris, au Théâtre du Soleil, avec le metteur en scène, avec Ariane Mnouchkine. »
Il faut rappeler qu’Ariane Mnouchkine avait vu votre premier film, qu’elle a été emballée, et qu’elle a voulu faire venir la troupe en France... Elle a été touchée aussi par le fait que le théâtre ait été menacé de disparition puisque les autorités voulaient en faire un parking. Elle vous a demandé de les faire venir en France...
« Quand Ariane Mnouchkine a vu le film, elle était très émue et elle m’a appelée. Elle a proposé de faire venir la troupe en France, dans son théâtre. Depuis, les choses ont évolué. Je pense qu’en Iran, ils ont été sensibles à cette tournée qui a continué dans d’autres théâtres en Europe, où ils ont remporté un véritable succès. Le théâtre va rester un théâtre, ce ne sera pas un parking, mais il va devenir un musée du théâtre. Ce qui est une bonne nouvelle. »La troupe ne va-t-elle plus jouer ?
« La troupe, non. Mais j’ai appris récemment que Saadi, celui joue le Noir, avait été invité à jouer dans une troupe. Les autres membres qu’on voit dans le film ont un destin différent. Shadi fait du théâtre pour enfants de temps en temps. Les autres sont chauffeurs de taxi ou autres... Mais la troupe comme on la voit dans le film a malheureusement disparu. »
Cela veut dire que la dernière troupe de Siah Bâzi a disparu puisque vous n’en avez pas trouvé dans d’autres villes d’Iran...
« Non, mais il y avait deux théâtres à Téhéran, le théâtre Pars et le théâtre Nasr, qui réunissait les comédiens de ce genre de théâtre populaire. Il faut un théâtre pour qu’ils gagnent leur vie. Le théâtre Nasr a fermé, et le Pars ne peut pas nourrir les comédiens et faire tant de spectacles. Quand il n’y a pas assez d’offres, ils arrêtent de travailler... Mais je me dis qu’avec le temps, avec ce qui s’est passé ici, peut-être que ça peut faire réfléchir aussi en Iran pour prendre conscience que c’est un trésor culturel national. Et qu’on n’enterre par un art qui respire encore. »
Comment s’est passé le séjour de la troupe en France ? Est-ce qu’il y a eu une sorte de choc culturel ?
« Ça s’est très bien passé. Ils étaient là, ils répétaient, il y avait des sorties... S’il y en a une pour qui ça a été fort, c’est Shadi. Pour elle, le séjour a révélé des questions. Le choc ça a été plus pour Shadi, par rapport à sa condition de femme. »Pour terminer, on sait donc que c’est du théâtre d’improvisation. Comment cela s’est-il passé avec le public français ? Je suppose que c’était sur-titré ?
« On a dû faire vraiment un grand compromis. Mais qui s’est très bien passé. Quand Ariane m’a proposé de les faire venir, elle m’a dit qu’il fallait sur-titrer leur pièce. Parce que sinon ça resterait un objet folkorique. Mais c’était un casse-tête car eux n’ont pas l’habitude de se figer dans un texte. Mais on a laissé de temps en temps le personnage du Noir improviser, sortir et revenir sur le texte, et les autres le suivaient. Ce qui était formidable, c’est que le public se rendait compte de tous les jeux de mots, de l’humour et sans les sur-titres, ça serait resté des comédiens en costumes des mille et une nuits. Même les acteurs, même à leur grande surprise, étaient ravis. C’était un passage douloureux, mais vraiment réussi. »