Vít Havránek : « les artistes ont une force, celle de voir les choses différemment, de dire des choses qu’on n’attend pas. »
Depuis le 28 mai dernier, la galerie de la bibliothèque de la ville de Prague accueille l’exposition « Monuments en transformation ». C’est un voyage dans le temps et dans l’espace pour essayer de comprendre, à travers les yeux des artistes, les transformations économiques, sociales et culturelles qu’ont connu ces vingt dernières années de nombreux pays dans le monde et plus particulièrement les pays de l’Est de l’Europe.
« Que nous est-il arrivé pendant ces 20 ans, depuis l’année 1989 ? » : c’est la question qui est posée à cinq personnalités intellectuelles et politiques par un petit vidéoclip qui annonce l’exposition « monuments en transformation ». On y reconnait le philosophe Miroslav Petříček, professeur à l’Université Charles et ancien élève de Jan Patočka, le conseiller du Président Klaus Ladislav Jakl ou encore la sociologue Jiřina Šiklová, qui ont participé, avec d’autres, à une série de discussions organisées sur ce thème en mars dernier par la galerie Tranzitdisplay.
Vítek Havránek et Zbyněk Baladrán, de Tranzitdisplay, sont les commissaires de l’exposition. Ils ont lancé ce projet après avoir remarqué qu’ils avaient vécu presque 20 ans sous le communisme, soit la première partie de leur vie et 20 ans pendant la période de transition. Ils ont chiné dans les catalogues d’art du monde entier les œuvres qui pouvaient les inspirer. Le résultat : des vidéos, des peintures, des sculptures, des œuvres conceptuelles, mais finalement peu, ou pas, de monuments, malgré le titre de l’exposition.
Vít Havránek : « C’est un peu ironique l’idée de monument parce qu’on n’a jamais eu l’idée de faire un monument pour une transformation. Une transformation est quelque chose de très instable, qu’on ne peut pas vraiment capturer ou visualiser et soi-disant représenter. Alors qu’un monument est quelque chose qui est très stable, très clair, qui devrait avoir un programme très clair alors notre idée était, par cette métaphore un peu ironique, de clarifier ce qu’était la transformation. »
Que peut-on voir dans cette exposition ?
« C’est un mélange de documents d’archives. Dans l’espace dans lequel on se trouve par exemple, il y a pas mal de banderoles de la révolution de 1989. Ca commence avec des banderoles communistes qui étaient utilisées pendant les marches officielles communistes dans les années 80 et ça continue avec les banderoles qui étaient faites par les gens pendant la révolution. Il y a donc des documents d’archives et beaucoup d’œuvres artistiques qui sont en relation avec ces thèmes qui pourraient structurer cette approche de la transformation. »
Est-ce que ces banderoles, qui marquent le visiteur lorsque l’on commence cette exposition sont authentiques ? Est-ce qu’elles sont d’époque ?
« Oui, elles sont d’époque. Elles sont gardées dans le musée national et c’est intéressant parce qu’on s’est rendu compte qu’ils font une collection de tout – pas seulement des banderoles mais vraiment tout, tous les objets liés à la transformation. Par exemple, si une production de chaussures s’arrête, le musée achète ou garde le reste de leur production comme un document d’archives. Il y a donc un peu de tout et dans ce grand tout chaotique, on a trouvé ces banderoles. Tout au début, il y a une banderole qui a d’un côté une inscription communiste disant ‘avec l’Union soviétique pour toujours’ et de l’autre côté, elle a été utilisée pendant la révolution et il y a une inscription disant ‘Havel au château’ ou ‘On veut un nouveau président’. C’est donc intéressant de voir ce mélange des choses qui s’est produit. »
Lorsque l’on voit la liste des artistes qui participent à cette exposition, on est assez impressionné. Comment avez-vous rassemblé toutes ces œuvres et objets ?
« Il y a un outil assez important qui fait partie de l’exposition. C’est un grand livre qu’on a publié en même temps et qui s’appelle ‘vocabulaire de la transformation’. C’est en tchèque mais nous travaillons aussi sur une version anglaise. L’idée était de trouver à peu près 150 catégories ou mots-clés qui caractériseraient la transformation du point de vue sociologique, économique, culturelle, artistique. Pour moi c’était très important de voir cette structure, cet échafaudage, cette échelle de 150 catégories à partir duquel on a également structuré thématiquement l’exposition. On a fait aussi une recherche habituelle ; ça veut dire qu’on a voyagé pas mal, qu’on a contacté des gens, on a fait des recherches dans des magazines, un peu partout. »
Est-ce que c’était difficile de trouver des œuvres qui collent à ce thème ?
« On n’a pas voulu seulement illustrer l’idée. C’est souvent un problème si on fait une exposition thématique, parce qu’on cherche les œuvres comme des illustrations pour des idées. Mais on voulait éviter parce qu’on pense que les artistes ont une force, celle de voir les choses différemment, de dire des choses qu’on n’attend pas. C’est important et donc on n’a pas voulu illustrer des choses mais on a vraiment cherché les œuvres artistiques qui sont fortes même si parfois elles ne collent pas tellement avec la thématique. Parfois elles approfondissent certaines idées que l’on n’avait pas avant. On a voulu garder un peu éloigné cette relation entre le thème et les œuvres parce qu’elles ont quand même une certaine authenticité et une liberté de dire ce qu’elles veulent dire. On n’est pas là pour les coincer dans le monde ou dans un système d’illustration de nos idées. »
En ce qui concerne les artistes, est-ce qu’un certain nombre d’entre eux sont venus pendant le vernissage et surtout, qu’ont-ils pensé lorsqu’ils se sont retrouvés dans une exposition qu’ils n’ont pas monté eux-mêmes et qu’ils n’avaient pas prévu ?
« Certains sont venus et il faudrait leur demander mais je pense que c’est toujours intéressant de voir comment le contexte se constitue parce que les travaux exposés ici n’étaient pas faits pour cette exposition. Les artistes savent qu’ils produisent des travaux qui seront exposés dans des contextes différents. On a aussi essayé de faire des métaphores dans les différentes pièces, par exemple la métaphore de la mémoire et comment est organisée la mémoire. On a fait des signalétiques avec des bandes noires qui correspondent à des espaces mentaux pour voir comment les gens organisent ou stockent dans le cerveau les informations, les mémoires sur le passé et on a essayé de trouver une espèce de métaphore pour cela. Je pense que c’est intéressant pour les artistes de voir comment les commissaires ou les gens qui travaillent avec leurs œuvres voient ou contextualisent ou inventent le contexte pour leurs travaux. »
Certains artistes ont-ils créé spécialement des œuvres pour cette exposition ?
« Pas tellement. L’idée était vraiment de suivre chronologiquement la transformation – comment elle s’est passée ici mais aussi ailleurs. Il y a donc certaines œuvres un peu vieilles qui caractérisent une certaine période des années 90. Mais il n’y a pas de nouvelles œuvres. L’’idée était vraiment de comprendre comment la perception de la transformation a changé pendant la transformation elle-même. Au début, c’était surtout ciblé sur la révolution, vraiment sur les grands changements. Après, la réflexion des artistes est beaucoup plus subtile sur des phénomènes moins brutaux mais plus spécifiques. »
c Par exemple ?
« Je pense qu’il y a pas mal d’œuvres qui sont canoniques ou importantes pour cette idée de transformation. Par exemple un film d’Anri Sala, un artiste albanais, qui a fait un film qui s’appelle ‘Intervista’ où il fait une interview avec sa mère, parce qu’il a découvert à la maison un film muet où sa mère est filmé dans les années 50, dans des grands meetings communistes où elle parle. Il lui a demandé ce qu’elle disait. Elle a répondu qu’elle ne disait pas grand-chose et qu’elle a un peu oublié. Elle ne voulait pas trop expliquer ce qu’elle disait. Il a alors pris le film et a demandé à quelqu’un de faire une transcription à partir des mouvements de la bouche et il a ensuite confronté sa mère avait ce qu’elle disait vraiment. Et c’est intéressant parce qu’elle disait des choses idéologiques très fortes mais elle n’est plus capable d’accepter cela. C’est même très pénible pour elle de soi-disant revoir aujourd’hui ce qu’elle disait à l’époque. Cette entrevue est symptomatique pour l’Europe de l’Est et je pense que cette ‘intervista’ d’Anri Sala a influencé beaucoup d’approches de films.
Il y a aussi un autre travail intéressant ; c’est un travail d’un artiste allemand qui est basé sur le fait que les citoyens de l’Allemagne de l’Est, après la chute du mur de Berlin, ont reçu 100 marks allemands, comme un espèce de cadeau, quand ils ont visité l’Allemagne de l’Ouest. Et cet artiste a rassemblé tous les objets que les gens ont achetés avec ce premier cadeau. Il a fait une archive de 2000 objets et il a demandé aux gens d’expliquer pourquoi ils avaient acheté cet objet et ce qu’il représentait pour eux. Alors c’est toute une archive sentimentale des objets des années 90. »
Il y a aussi une œuvre de David Cerny qui est aujourd’hui très connu...
« Oui, c’est une œuvre assez vieille aussi et c’était une œuvre qui était très symbolique à l’époque parce qu’il a peint le premier tank soviétique en rose. Et c’était pendant les négociations avec l’armée soviétique quand elle devait quitter la Tchécoslovaquie. Même politiquement, ça a été conçu comme une performance artistique très importante dans un contexte plutôt politique. »
Et une maquette du parlement de Sarajevo…
« Oui, c’est bien cela et l’idée de l’artiste était qu’il était très étonné par le fait que le gouvernement grec ait financé complètement la reconstruction du parlement. Ce n’était pas très couvert dans les journaux et il a fait une enquête pour comprendre pourquoi, quel était l’intérêt derrière. Il a fait un travail à partir de deux maquettes – avant la reconstruction et après la reconstruction – et il a rassemblé toutes les interviews qu’il a faites, tous les plans. Il était intéressé par cette motivation politique d’un pays pour reconstruire le parlement d’un autre pays. Ce qu’il a découvert, qui est assez évident, c’est qu’il s’agit d’un intérêt politique, une influence que la Grèce a voulu exécuter par cette reconstruction sur la politique. »
Est-ce que vous avez d’autres exemples d’œuvres qui reflètent la situation actuelle, le monde d’aujourd’hui, 20 ans après ?
« Vers la fin de l’exposition, on a un peu organisé le côté mémoire ou réflexion de l’histoire qui marque toujours beaucoup tous les évènements dans tous les pays de la transformation. C’est vraiment typique que les pays sont obsédés par leur propre histoire et sont obligés de faire des recours et de discuter sur les reflets de l’histoire. C’est une partie de l’exposition. L’autre partie est plus contemporaine. C’est vraiment une partie qui est basée sur la négociation politique. Comme exemple on peut donner un film d’un artiste polonais qui a rassemblé deux groupes contradictoires polonais, un groupe de catholiques orthodoxes et un groupe de jeunes activistes. Il leur a demandé d’influencer l’autre groupe, de négocier avec l’autre groupe, pour débattre et pour essayer de les convaincre. C’est intéressant de voir comment cela se développe parce que c’est assez amical au début et ça se termine presque avec une bagarre, avec une bousculade. Justement cette fin de l’exposition montre que la politique est quand même un conflit entre les intérêts de groupes différents et gérer ces conflits, c’est la base de la démocratie et de la politique. Et c’est le résultat de la comparaison à la fin de l’exposition. »
L’exposition se tient à Prague jusqu’au 31 août prochain.