Lety : la mémoire dans le purin
Retour aujourd’hui à Lety dans la région de Bohême du sud, à une heure de Prague, en direction de la ville de Pisek. Pendant la Seconde Guerre mondiale, c’est dans le camp de Lety qu’ont été internés les Roms du Protectorat de Bohême-Moravie, essentiellement ceux de Bohême puisque ceux de Moravie étaient internés dans autre camp, celui d’Hodonin. Aujourd’hui en République tchèque, les lieux qui ont été le plus touchés par les drames de la période 39-45 sont des lieux dont la mémoire tente d’être préservée du mieux possible et souvent avec succès, comme à Terezin ou à Lidice. Mais pas à Lety. Depuis les années 1970, une porcherie industrielle y tourne à plein régime. 13 000 porcs.
« Ici sont enterrés seulement les enfants. Nous avons fait refaire le mur et arrangé cet espace, tout était dans un état lamentable. La première fois qu’on m’a emmené ici je suis tombé sur des os en grattant un peu avec mon pied. J’ai cru que j’allais devenir fou. Les enfants ont été enterrés comme ça le long du mur. »
A Lety même, depuis 1995, il y a une petite stèle installée sur un terrain vague, derrière la porcherie, où tous les 13 mai une petite cérémonie a lieu à la mémoire des centaines de victimes, mortes sur place ou déportées vers Auschwitz. C’est d’ailleurs le seul jour de l’année pendant lequel la ventilation de la porcherie est coupée. Les petits-enfants de Cenek Ruzicka ne veulent pas venir ici, à cause de la puanteur :« Tous les bâtiments que vous voyez à l’arrière sont exactement sur l’emplacement de l’ancien camp. Et une porcherie ne peut pas être sur ou à côté de l’endroit où il y avait un camp de concentration. Ça n’existe nulle part ailleurs, dans aucune société civilisée. Ça ne peut arriver qu’ici, je ne comprends pas que les gens puissent permettre une chose pareille. Près de 90% des Roms et des Sinti d’origine tchèque ont disparu pendant cette période. Je suis un descendant et je ne peux m’y faire. Mon grand-père et ma soeur sont morts ici. Et le fait qu’il y ait cette porcherie aujourd’hui, ça devrait être un problème pour la société majoritaire, pour toute la société tchèque dans son ensemble, pas seulement les Roms ! »
17 ans après la chute du régime commmuniste, le problème de la porcherie de Lety est pourtant encore loin d’être résolu. Et pour Petr Uhl, ancien chargé des droits de l’homme du gouvernement, ce n’est pas une question d’argent :
« L'échec n'est pas dû à une question d'argent. Tout gouvernement qui fait quelque chose pour déménager cette porcherie ou pour pour faire un lieu de mémoire digne de ce nom risquerait de perdre des électeurs parce que la population est antitzigane et le gouvernement ne fait rien dans les écoles, dans les médias etc. pour diminuer ce sentiment antittzigane ancré dans la population. »
Dans le quotidien Lidove noviny, l’actuel chef de l’Etat, Vaclav Klaus, avait déclaré en 2005 que le camp de Lety « était à l’origine un camp pour ceux qui refusaient de travailler »... Dans les commerces de Lety, on entend dire que « les tziganes sont morts de maladie parce qu’ils refusaient de se laisser vacciner ». Pas facile dans cette ambiance de faire bouger les choses, encore moins de faire bouger une porcherie et ses 13 000 porcs qui font vivre la région.
Quelques mois après l’adhésion de la République tchèque à l’UE, c’est le Parlement européen qui est monté au créneau pour demander à Prague de faire en sorte que cette porcherie soit détruite ou déménagée. Cela fait deux ans maintenant et ce qui pourrait être comique - si ce n’était pas à ce point affligeant – est que le drapeau européen flotte désormais sur une des grilles de la porcherie : l’année dernière, des fonctionnaires bruxellois ont accepté de cofinancer la nouvelle fosse à purin !
Pour Jan Cech, le directeur de l’entreprise propriétaire de la porcherie (AGPI), pas question de payer pour une faute commise par d’autres :« Nous pensons que cette question concerne toute la société tchèque, de savoir si cette chose est grave à ce point que la porcherie doive être éliminée. Si la société reconnaît que ce problème nécessite cette solution radicale, nous l’accepterons, mais à la seule condition que nous soit remboursé le préjudice subi, parce que ce n’est pas nous qui avons construit cette porcherie à cet endroit, donc ce n’est pas à nous de payer. »
L’ancien gouvernement avait promis de racheter la porcherie. Promesse non tenue. La ministre en charge des Droits de l’homme et des minorités, Dzamila Stehlikova (Verts), a hérité du dossier :« J’ai peur de vous dire une date à laquelle la procherie finira par être éliminée... Quand je suis entrée en fonction il y a moins d’un an, j’ai promis dans la presse d’en finir au plus vite avec ce problème, mais après, j’ai pris connaissance du dossier concernant les négociations avec le propriétaire de la porcherie – une dizaine de gros classeurs... Je ne veux pas donner de faux espoir. Le précédent Premier ministre avait donné de l’espoir, avant une énorme déception. Ce que je peux vous dire est que le groupe de travail se réunit et que d’ici environ six mois proposera plusieurs solutions au gouvernement, mais la solution dépendra également du propriétaire. Il y a une volonté politique mais la volonté doit être des deux côtés. »
Le violoniste du groupe Gipsy.cz, Vojtech Lavicka, fait partie de ce groupe de travail :« Cela me paraît vraiment incroyable qu’ici on parle économie et finance. Il y a même eu un projet de créer un fond dans lequel on réunirait des dons venus de l’étranger. C’est une honte. C’est une question tchèque, parce que ce camp était gardé par des Tchèques, cela doit faire partie de la conscience tchèque. La nation devrait régler seule le problème. Mais je suis sceptique et je pense que ça va encore durer très longtemps. »
La porcherie de Lety a encore quelques beaux jours devant elle. Et qu’en est-il de l’autre camp tzigane installé en Moravie sous le Protectorat? Là-bas il reste un des baraquements d’origine du camp mais il sert d’entrepôt et le lieu est aujourd’hui un centre familial de vacances...