Mohamed Kacimi : « La littérature est essentielle, car elle est superflue »
Terre Sainte, c’est le titre d’une pièce du dramaturge français d’origine algérienne Mohamed Kacimi, qui a été montée par les membres d’une scène expérimentale appelée Studio Saint-Germain. La prochaine représentation, c’est pour le 27 avril, au Rock Café à Prague. Mais nous avions rencontré Mohamed Kacimi en mars dernier lors de la première... Nous le retrouvons dans l’émission d’aujourd’hui évoquer la pièce mais aussi ses regrets face à un art contemporain qui a renoncé sinon à l’engagement politique, à tout le moins à l’engagement citoyen.
Vous ne situez pas la pièce dans un lieu particulier, mais cela pourrait tout aussi bien se dérouler en Irak, en Afghanistan...
« Oui, c’est un peu n’importe où. Il n’y a pas de localisation précise. Mais je l’ai écrite à l’issue de très longs séjours que j’ai effectués pour des raisons personnelles et familiales à la fois en Israël et dans les territoires palestiniens. Donc elle est nourrie de témoignages, de tranches de vie, d’une expérience assez longue que j’ai vécue dans ces deux territoires-là – parce qu’on ne peut pas parler de deux pays. La pièce a été créée après un peu partout en Europe. »
A-t-elle été jouée justement au Proche-Orient ?
« La deuxième création a eu lieu à Jérusalem. Elle a été montée cette année par une troupe israélienne. Et par une pure coïncidence, j’ai assisté à la première à Tel Aviv. Je crois que c’était le troisième jour de la guerre récente à Gaza, au début de l’année. »
Quelles ont été les réactions du public ? Les gens sont évidemment venus vous parler...
« C’était assez hallucinant comme représentation car dans la salle on avait beaucoup de soldats qui rentraient du front de Gaza et de colons. Moi, j’appréhendais un peu parce que le théâtre israélien et un théâtre très réaliste, très direct, frontal, donc la mise en scène était très réelle. Il n’y avait aucune frontière entre ce qui se déroulait sur le plateau et ce qui se déroulait à une quarantaine de kilomètres de là. Je crois que c’est la première fois – il y avait beaucoup de personnes dans la salle qui approuvaient la dernière guerre, mais ils sont venus me voir en disant : merci, pour la première fois, nous avons pensé aux autres... Je pense que c’est même pour moi un aboutissement de mon travail de dramaturge. »
Vous êtes également président de l’association Ecritures Vagabondes. C’est un concept très intéressant, Ecritures vagabondes, pourriez-vous nous parler de ces résidences d’auteurs à l’étranger ?
« Au départ, Ecritures vagabondes est une association née de l’envie d’auteurs et de metteurs en scène de faire découvrir aux auteurs d’expression française ou aux auteurs français qui vivent un peu cette crise de l’ego, de la démesure qui affecte l’écriture française contemporaine théâtrale, de leur faire découvrir d’autres réalités, d’autres cultures, d’autres enjeux à travers le monde. Cela fait dix ans que nous avons organisé une série de chantiers à travers le monde, aussi bien en Palestine, en Syrie, au Liban, au Mali, au Canada. A chaque fois on réunissait un groupe de cinq, six à huit auteurs qu’on parachutait dans ces pays-là pas évidents. On leur demandait d’écrire quelque chose.
Cette année on amorce une mutation de l’association qui va changer de nom, qui va s’appeler Scènes du monde. Et on va axer pour les années à venir notre travail pour mettre en relation, établir un réseau avec l’ensemble des théâtre alternatifs d’Europe et notamment d’Europe centrale. On va commencer toute une série sur Pristina, Bratislava. Peut-être sur Prague, Vienne. On veut essayer d’ouvrir des ponts entre ces théâtres et les scènes françaises, car en France notamment on a une attention pour le théâtre anglais, allemand et autrichien mais il y a tout un pan du théâtre européen qui échappe complètement à la vision et à l’écoute. Notre projet est vraiment d’ouvrir des portes, des lucarnes, lancer des passerelles avec la jeune création. On veut permettre à de jeunes auteurs français de découvrir ce qui se fait ici et ailleurs et faire découvrir en France la littérature émergente de ces pays-là. »
Je suppose qu’en France, hormis les pièces de Václav Havel, il ne doit pas y avoir grand’chose...
« Chaque fois c’est comme ça ! D’Angleterre on ne connaît qu’Edward Bond, de l’Autriche, Botho Straus. A chaque fois, on a un nom emblématique qui résume à lui tout seul tout un pays. Mais là on aimerait bien que les gens aillent au-delà des figures symboliques, qu’ils aillent au-delà de ces arbres qui cachent toutes ces forêts possibles et imaginables. »
Quand on regarde un peu votre parcours, on découvre que vous avez des positions assez fortes, tranchées, sur l’Islam que vous avez appelé quelque part ‘science de la mort’... D’où vous vient cette position sans concession ?
« Cela vient de mon parcours et du fait que je viens d’une famille de gens très religieux. Toute mon enfance a été baignée par cette culture musulmane et religieuse. Je parle donc en connaissance de cause. Mais les positions que j’avais eues notamment par rapport au voile et la laïcité, c’était au moment où la France traversait une crise profonde d’identité, il fallait réanimer, reparler de cette laïcité qui reste le dernier rempart aujourd’hui. Cela reste un dénominateur commun qui fait le lien entre les différentes cultures et couches de la société. J’avais pris ces positions-là, qui peuvent paraître comme des positions radicales, pour être comme une sorte de vigie, pour alerter par rapport à cette déferlante religieuse, qui vient parfois de la communauté musulmane mais qui caractérise l’ensemble des religions. On traverse une crise, il n’y a plus de repères comme on dit. Et que reste-t-il à l’individu pour se raccrocher à quelque chose si ce n’est l’identitaire ? On le voit en Europe : plus le monde s’ouvre, plus les frontières explosent, plus les individus se braquent, reviennent à des choses de plus en plus anciennes. Il y a un mouvement contraire, d’ouverture extrême et de fermeture totale et radicale. J’avais pris ces positions-là, que je continue à défendre, pour dire : ‘attention, l’enjeu des années à venir, c’est vraiment là que ça va se poser.’ Contrairement aux positions criminelles, inconscientes et incohérentes du président Sarkozy, qui affirme qu’un curé apporte plus d’espoir qu’un instituteur, moi je pense que le dernier espoir de la République viendra plutôt des instituteurs et de la défense de cette laïcité française. »
C’est intéressant. Votre discours, qu’on peut qualifier d’engagé, me fait penser aux paroles du dramaturge québécois Philippe Ducros, à Prague, qui, lui, ne prononce pas le terme ‘engagé’ car il n’aime pas les étiquettes, mais prône un retour de l’artiste en tant que citoyen dans ses œuvres. Il estimait que les artistes avaient délaissé cet espace-là. Mais en vous écoutant ce n’est pas cette impression que j’ai...
« C’est important, et je rejoins Philippe là-dessus. Pour revenir au théâtre : le théâtre a quitté le terrain du politique comme si le politique était devenu suspect. C’est vrai que dans les années soixante, l’art, la littérature ont été trop investis d’une fonction symbolique, du fait de la période marxiste. On attendait tout. La littérature relevait presque du messianisme dans cette idéologie-là. Les artistes ont donc délaissé les terrains politiques comme quelque chose de peut-être souillé ou perverti par cette idéologie. Mais aujourd’hui, à force de formalisme et de tourner le dos au monde, le théâtre en France traverse une crise profonde, il tourne autour de lui-même et se mord la queue. Parce que c’est un théâtre qui a abandonné les enjeux politiques, les enjeux du monde. J’ai été assez surpris à Prague d’entendre les Tchèques me dire : ‘on aimerait bien monter des auteurs français, mais c’est un théâtre verbal, de mots’ et c’est vrai qu’en France, on a un théâtre qui parle de mots qui parlent de mots. C’est un théâtre qui ne parle que de lui-même. Brecht avait une très belle formule, il disait : ‘si le théâtre oublie le monde, le monde oubliera le théâtre’. Là, le travail fait sur Terre sainte, c’était de remettre le monde au coeur de la scène, de remettre la réalité des gens, les questionnements fondamentaux de l’individu par rapport à dieu, la société, au coeur de la création. Sachant bien sûr qu’étant issu de cette mouvance des années 1970 de gauche, aujourd’hui j’écris, mais en n’ayant aucune illusion sur l’impact de la littérature. Mes aînés croyaient que la littérature allait transformer le monde, les individus. Moi j’écris parce que je n’attends rien de la littérature, mais je pense qu’elle est essentielle, parce qu’elle est superflue. »
Prochaine représentation de Terre Sainte au Rock Café, lundi soir, donc. Pour les autres dates, reportez-vous au site www.rockcafe.cz. A noter que pour l’heure, le Rock Café est sous le coup d’un arrêté et ne donne plus de concerts. Une pétition est disponible en ligne. Les spectacles de théâtre sont néanmoins maintenus.