Mohamed Kacimi : « Je suis rentré dans la littérature par la porte de la dissidence du bloc de l’Est »
Le festival des cultures du Proche-Orient « Nad Prahou půlměsíc » (« Croissant de lune au-dessus de Prague ») s’est tenu du 3 au 11 novembre à Prague. Pour cette 13ème édition, plusieurs pièces de théâtre ont été présentées au public, qui pouvait aussi participer à des cafés littéraires ou visionner des films dans des cinémas. Ce festival vise à promouvoir la diversité des cultures du monde arabe en invitant différents artistes, y compris francophones. Parmi eux, Mohamed Kacimi, romancier et dramaturge né en Algérie et installé à Paris, a répondu aux questions de Radio Prague Int. après la lecture de sa pièce « Jours tranquilles à Jérusalem » au théâtre Na Zábradlí. Il nous résume sa carrière littéraire :
« Je suis né en Algérie, j’y ai fait mes études et je me suis installé à Paris en 1982. J’ai travaillé aussi bien dans le journalisme que dans l’enseignement, et depuis une vingtaine d’années, je me suis tourné vers le théâtre. J’ai publié entre temps des romans, des essais et des livres pour enfants auxquels je tiens beaucoup. »
Le 8 novembre 2021, votre pièce ‘Jours tranquilles à Jérusalem’ a été présentée au théâtre Na Zábradlí de Prague. Avant, vous aviez aussi écrit sur le soulèvement des Algériens contre la domination française en Algérie. Est-ce important pour vous que vos histoires aient un ancrage historique et géographique fort et particulier ?
« Pas forcément, car ma dernière pièce s’appelle ‘Congo Jazz Band’, elle raconte la colonisation du Congo par le roi des Belges Léopold II. C’est une sorte de fresque sur l’histoire de la colonisation et son invention par l’Europe, avec notamment le Congrès de Berlin qui a entraîné le partage de l’Afrique. Je ne pourrais pas dire que mes préoccupations soient fondées exclusivement sur mes racines ou sur mes origines. J’essaie plutôt d’écrire sur des sujets d’actualité, sur des sujets brûlants, pour éclairer des zones d’ombre qui ne sont pas mises en lumière ni par les médias, ni par le théâtre moderne. »
Est-ce que vous pouvez nous parler plus précisément de ‘Jours tranquilles à Jérusalem’ ? Que raconte cette pièce et comment est-elle née ?
« ‘Jours tranquilles à Jérusalem’ est né d’une expérience théâtrale assez singulière et assez éprouvante, où j’avais accompagné un grand metteur en scène français disparu à Jérusalem. Nous devions faire une création sur l’histoire croisée de la Palestine et d’Israël. Pour cela, il fallait persuader des comédiens palestiniens de jouer le rôle de Juifs rescapés de la Shoah. Il y a eu un conflit et un bras de fer avec les autorités politiques palestiniennes : comment aujourd’hui convaincre des Palestiniens de se mettre dans la peau de leurs ennemis ou de leurs adversaires ? Ce bras de fer a duré presque un an à Jérusalem. J’ai tenu au jour le jour la chronique de cette création tumultueuse, problématique, conflictuelle, qui a donné lieu à une très belle création, mais dont la gestation a été très douloureuse. »
Cette pièce a-t-elle été bien accueillie par le public tchèque ?
« J’ai eu un excellent retour des deux comédiens qui ont remarquablement mis en scène mon texte. Même si c’était en tchèque, j’arrivais à retrouver tout le texte originel. Les comédiens étaient très enthousiastes et ils ont le projet de monter cette pièce aujourd’hui. J’ai eu la chance, il y a une dizaine d’années, d’assister à la création de l’une de mes pièces qui s’appelle ‘Terre sainte’, et qui a été montée par un jeune metteur en scène installé aujourd’hui en Roumanie. J’ai choisi de parler de ce conflit car il est assez éloigné de l’opinion publique tchèque. »
Il y a aussi eu une lecture de ‘Dans la gueule du loup – Sur les pas de Kateb Yacine’ pendant le festival. Pourquoi avez-vous choisi de présenter cette pièce au public tchèque et pouvez-vous expliquer qui est Kateb Yacine, pour ceux qui ne le connaîtraient pas ?
« J’avais proposé de présenter cette pièce à la programmatrice pour une lecture. Kateb Yacine est un poète et romancier algérien né en 1929. Dès l’âge de 14 ans, il a assisté aux grandes manifestations du 8 mai 1945. Les troupes algériennes ont énormément participé, aux côtés de l’armée française, aux guerres mondiales. Les Algériens étaient convaincus, après la Libération et la chute du nazisme, que les Français allaient leur redonner leur indépendance. Ils sont donc sortis fêter l’armistice. Mais l’armée française a fait feu sur les manifestants, tuant 45 000 personnes. Kateb était là, il a été emprisonné, torturé à l’âge de 14 ans. Toute son œuvre va naître de ce traumatisme. Il incarne une sorte de comète dans l’univers de la littérature maghrébine, africaine, même universelle, avec un engagement extraordinaire. Il a parcouru toute l’Europe dans les années 1960. C’est vraiment une conscience du XXème siècle. Il a eu des positions très radicales de son temps, par rapport à la religion, au fanatisme et à l’intégrisme. Je voulais saluer cet esprit libre dont il ne reste plus beaucoup de disciples aujourd’hui avec cette franchise. J’ai essayé de retracer, pour les néophytes, le parcours singulier de cet auteur. »
Vous êtes l’une des voix importantes de l’Algérie en France. En 2019 par exemple, vous avez donné plusieurs interviews à propos des manifestations qui demandaient le départ du président Abdelaziz Bouteflika. Comment cette double nationalité franco-algérienne transparaît-elle dans vos œuvres ?
« Je suis le mélange de ces deux cultures, c’est indéniable. J’ai quitté l’Algérie au moment où le pays vivait sous le régime du parti unique dans les années 1980, comme ce que la République tchèque a aussi connu, quand il était impossible de donner son opinion. Le fait de m’établir en France m’a permis de m’exprimer librement, de méditer, de dire tout haut ce que je pensais tout bas lorsque j’étais jeune, à l’âge de 20 ans. Tout mon travail vient du tissage profond que j’ai en moi, entre deux langues, deux cultures, deux histoires, parfois antagoniques ou conflictuelles mais dont j’essaie de faire la synthèse aujourd’hui. Cela me permet aussi d’avoir toujours un écart par rapport aux situations françaises et algériennes. »
Comment avez-vous été contacté pour être l’un des principaux invités francophones de ce festival des cultures du Moyen-Orient ?
« Je connais Lucie Němečková, l’organisatrice du festival, depuis longtemps. Nous nous sommes rencontrés il y a une dizaine d’années. Nous sommes tous les deux assez proches du Festival international des Francophonies de Limoges et je dirige une association internationale d’auteurs qui s’appelle ‘Ecritures du Monde’. Il y a huit ans, j’avais organisé à Prague deux grandes manifestations sur les nouvelles dramaturgies françaises et francophones à Prague, en collaboration avec l’Institut français. En retour, nous avions organisé à Paris la Semaine des nouvelles dramaturgies tchèques au Théâtre Ouvert, avec Roman Sikora, Petr Zelenka et tous les auteurs les plus en vue en Tchéquie aujourd’hui. Cela fait donc un moment que nos chemins se croisent. »
Comment pensez-vous que les Tchèques perçoivent l’Algérie aujourd’hui ? Avez-vous une expérience à ce propos ?
« Je dirais déjà que la perception de la France ici est minime. C’est dommage qu’il y ait si peu d’échanges, notamment dans le théâtre. J’ai essayé de faire ma part. L’Algérie avait, dans les années 1960, une relation avec les pays du bloc de l’Est, car ces derniers se sont intéressés à la guerre de libération de l’Algérie. Les armes et les soutiens venaient de l’Est, donc quelque chose reste dans la conscience collective, en dépit de la réalité de ces régimes. Si j’ai commencé à lire, c’était grâce à ma passion des écrivains dissidents de l’époque avec Alexandre Zinoviev, Vladimir Boukovski, Milan Kundera… Nous vivions un peu la même situation d’un appareil militaire, d’un régime à parti unique avec une dictature effroyable qui promettait des « lendemains qui chantent ». Si je suis rentré dans la littérature, c’est par la porte de la dissidence de ces pays. »
Quels sont vos prochains projets ? Etes-vous en train de monter une nouvelle pièce ?
« Nous avons été fracassés par cette crise du Covid, nous avons été mis KO dans le domaine du théâtre. C’est plutôt une année de remise en marche de cet appareil grippé. La tournée de ‘Congo Jazz Band’ va commencer en Belgique puis bientôt en Guadeloupe et en France. J’attends que la machine se remette en branle pour lancer d’autres projets. »