Bernard Noël : La rencontre avec Tatarka
Bernard Noël a marqué de sa griffe la poésie française des dernières décennies et, grâce à son roman Le Château de Cène, il reste aussi une figure importante de la littérature érotique. Lors de sa récente visite à Prague, où il a participé aux Journées internationales de la Poésie, il s’est avéré que ce poète et journaliste avait noué, dans les années 1980, des contacts avec les milieux intellectuels tchèques et slovaques et notamment avec plusieurs écrivains condamnés au silence par le régime communiste. Parmi ces intellectuels, il y avait aussi l’écrivain slovaque Dominik Tatarka ayant vécu entre 1913 et 1989. La personnalité de cet auteur proscrit par le régime, mais aussi la situation des dissidents tchèques et slovaques de ces années sombres, ont été évoqués par Bernard Noël dans le livre «La rencontre avec Tatarka» et sont aussi le sujet de la seconde partie de l’entretien accordé par le poète français à Radio Prague:
En 1980, vous avez rencontré en Slovaquie l’écrivain et dissident Dominik Tatarka. Qu’est-ce que vous a donné cette rencontre ?
«Je suis venu ici, d’abord à Prague ensuite à Bratislava, mais j’ai pas mal voyagé à l’époque en Slovaquie. Je suis donc venu, début 1981, pendant l’hiver. Je venais pour faire un reportage sur la vie quotidienne en Tchécoslovaquie à l’époque pour un journal qui n’existait pas encore et qui devait s’appeler ‘Révolution’. Ayant été introduit ici par ce journal, par le comité qui était en train de le créer, j’ai été reçu comme si j’étais un journaliste communiste ce que je n’étais absolument pas et ce que je n’ai jamais été de ma vie. Mais je pense que si je n’avais pas eu cette étiquette, je n’aurais pas été reçu.
Donc c’est grâce à cette étiquette que je suis resté, je crois, trois semaines pour rencontrer, le jour, les gens aussi divers qu’un ministre, un artiste, un ouvrier, un médecin etc. C’est à dire j’ai eu une chance incroyable de pouvoir rencontrer des gens de tous genres représentant une société à un certain moment. Et, la nuit, je voyais les dissidents, c’était une situation assez étrange parce que je passais constamment du blanc au noir et du noir au blanc. Mais au fond, je n’ai pas appris grand-chose des dissidents, parce que je savais déjà. J’ai pourtant vécu des moments inoubliables avec Karel Bartošek ou les enfants Slánský, par exemple. Et ensuite je suis allé à Bratislava et j’ai eu le numéro de téléphone de Tatarka par Bartošek ou par quelqu’un d’autre, ici à Prague.
Alors j’ai appelé Tatarka qui m’a dit ‘Oh, ne venez pas me voir, c’est trop dangereux’, et je lui ai répondu ‘Au contraire, moi, je ne risque rien. Je viens vous voir.’ Et la rencontre de cet homme m’a beaucoup marqué. Elle m’a particulièrement touché parce qu’un dissident à Prague vivait quand même dans une communauté dissidente tandis qu’un dissident à Bratislava était pratiquement seul. Je crois qu’ils étaient trois à Bratislava à l’époque. Alors j’ai voulu servir Tatarka en rentrant en France et j’ai fait publier son ‘Démon du consentement’. Et c’est pour accompagner cette parution que j’ai écrit ‘La Rencontre avec Tatarka’, qui est la seule chose que j’ai publié sur à un peu plus de 400 pages de notes que j’avais ramenées de ce voyage. »
Connaissiez-vous déjà Tatarka quand vous êtes venu en Tchécoslovaquie ? Quel homme il était ?
«Non, ne je ne le connaissais pas du tout parce qu’il n’était pas traduit. Quel homme il était ? Il avait l’air d’un bûcheron. Très solide avec son visage carré, travaillé. C’était un homme très intelligent, je pense, qui m’a tout de suite parlé d’une manière, comment dire, très intime et significative de la situation dans laquelle il se trouvait, et de tout ce qu’il avait vécu depuis la répression de 1968.»
Quelle a été l’impression, l’impulsion la plus forte pour écrire ce livre?
«L’impulsion la plus forte c’est évidement la rencontre, mais je n’ai tiré cette rencontre de cette masse de notes dont je vous ai parlé que parce qu’il fallait accompagner la parution du ‘Démon du consentement’ de quelque chose qui l’introduise. Donc l’éditeur a hésité à l’époque s’il fallait mettre ce texte en préface, mais il était un peu long, pour n’être qu’une préface. Et l’éditeur pensait de servir mieux le texte en en faisant un livre à côté. Cela dit, la traduction du ‘Démon du consentement’ était si mauvaise, je crois, qu’en dépit des corrections que nous y avons faites ça na pas servi le livre. En tous cas, le livre a été peu lu et n’a pas eu ce destin que j’espérais et qu’il mérite parce que c’est une fable politique comme il n’y en a pas beaucoup.»
Vous avez donc connu la Tchécoslovaquie en 1980. Maintenant vous êtes en Tchéquie, à Prague, et nous sommes en 2008. Quelle est la différence ?
«Oh, je pense qu’elle est si considérable, j’ai l’impression d’être dans une ville neuve. Alors qu’en 1980 j’étais dans une ville noire, sombre, pleine de neige noire. Je me souviens de ma visite au cimetière juif, par exemple, seul, au milieu de ces tombes qui sont comme les grandes dents qui sortent de la terre. Et j’y suis revenu par la suite, je ne sais pas si c’était en 1995, je n’ai plus tellement le sens des dates. Et là, déjà, Prague a beaucoup changé. Je me rappelle que quand je suis retourné au cimetière juif, il y a avait tellement de monde dans cette rue que j’ai cru qu’il y avait une manifestation politique. «
Sentez-vous aujourd’hui aussi une grande différence dans les milieux intellectuels et spirituels à Prague et en Tchéquie ?
«Alors là, honnêtement, je ne peux pas vous répondre parce que je débarque et je n’en sais rien. Je suppose que la différence est importante, mais je n’ai aucun élément pour en témoigner.»
Espérons donc qu’un jour, après avoir passé quelque temps en Tchéquie, vous aurez une bonne impression de ce qui se passe, au niveau intellectuel, en République tchèque. Merci de cet entretien.
«C’est vrai, j’aimerais y revenir à mon compte, sans rien devoir à personne et me promener comme ça. Un de mes regrets vifs c’est de ne pas être allé voir, en 1980, le poète Vladimír Holan.»