Lewis Trondheim : « N’importe qui est capable de faire de la bande dessinée, mais n’importe qui n’est pas capable d’écrire de bonnes histoires »
Le festival Komiksfest s’est déroulé du 1er au 8 novembre dernier. C’est un festival de bande dessinée qui s’efforce de populariser un genre encore confiné en République tchèque. Pour montrer que la BD n’est pas uniquement destinée aux enfants, les organisateurs ont invité pour cette 3ème édition plusieurs grands noms de la BD européenne. Parmi eux, l’auteur français Lewis Trondheim est venu « en tournée » en République tchèque.
« Alors j’étais à Plzeň et à Tábor parce qu’on m’avait dit qu’il y avait des élevages de truites intéressants. J’aime beaucoup pêcher donc j’ai amené une canne à pêche un peu spéciale en aluminium. J’ai pêché beaucoup de truites mais ce sont des truites d’élevage donc elles sont toutes confinées dans un petit bassin donc c’est facile de les attraper. Elles sont nourries généralement avec des déchets d’animaux et je leur mettais des gros vers, donc elles venaient tout de suite à mon hameçon. J’ai ramené ainsi pas mal de poissons. Il n’y a pas de frigo dans mon hôtel donc elles sont en train de pourrir sur le balcon. Mais je pense qu’on voulait parler de bande dessinée, c’est cela ? Ah mince !! Alors dans ce cas-là, c’est compliqué, parce que la bande dessinée, je ne sais pas très bien en parler. Je sais bien la faire, mais je sais pas très bien en parler. »
Voilà qui donne une idée du personnage de Lewis Trondheim, alias Laurent Chabosy de son vrai nom. S’il est peu bavard devant les micros, il est actuellement un des auteurs de BD les plus prolifiques : de nombreuses participations à des ouvrages collectifs, plus de 33 albums isolés, et 16 séries qui comptent plusieurs albums chacune, parmi lesquelles les célèbres « Donjon ». Après avoir suivi des cours de graphisme publicitaire, Lewis Trondheim rencontre en 1987 Jean-Christophe Menu, autre auteur de BD, qui l’initie à une autre façon de faire de la bande dessinée.
Il crée alors son propre fanzine, ACCI H3319, dont il assure seul 12 numéros. En 1990, il fonde avec d’autres auteurs comme Jean-Christophe Menu, David B., Matt Konture, Patrice Killoffer, Stanislas et Mokeït « L’Association », une maison d’édition de BD à caractère associatif qui va devenir le siège de la bande dessinée alternative ou de ce que l’on va appeler la « nouvelle bande dessinée ».
Sa griffe, ce sont des personnages un peu bizarres, anthropomorphes, c’est-à-dire souvent des animaux qui parlent ou des humains à tête d’animal. Le plus connu est peut-être Lapinot, dont la première aventure paraît en 1995 sous le titre assez cocasse de « Lapinot et les carottes de Patagonie ». En 1998, il lance la série Donjon avec Joann Sfar, sorte de parodie d’heroic-fantasy, qui se déroule dans un univers médiéval avec toutes sortes d’espèces animales réelles ou imaginaires qui en constituent les personnages principaux. Trondheim et Sfar font participer à la série de nombreux auteurs de la nouvelle vague de BD française.
La caractéristique des histoires de Trondheim, ce sont aussi et surtout des histoires drôles marquées par un humour décalé. Il explique comment il conçoit son travail :
« Mon travail d’auteur de BD est très compliqué en fait. Parce qu’être auteur de BD, c’est savoir dessiner, savoir faire des décors, savoir écrire des histoires, savoir jouer, faire la comédie parce que si on ne sait pas jouer, on ne sait pas bien faire jouer les personnages qu’on dessine. Et si on arrive à faire tout ça en même temps et que c’est réussi, on a gagné. Mais moi je réussis très rarement, et je m’en excuse.
Je crois qu’il faut surtout rester soi-même. Il ne faut pas chercher à copier les grands anciens ou les gens qui font de la BD actuellement. Il faut utiliser la BD comme un moyen d’expression. Il faut s’appliquer quand on écrit et après le dessin, si la narration est bonne, si le propos est intéressant, on se fichera complètement du dessin. Si c’est bien fichu, c’est pas grave. Si c’est bien dessiné c’est mieux mais peu importe. Il faut une bonne narration, avoir quelque chose à raconter d’intéressant, avec un point de vue, un décalage, ou peu importe. Je pense que n’importe qui est capable de faire de la bande dessinée, mais n’importe qui n’est pas capable d’écrire de bonnes histoires. »
Trondheim reçoit dès 1994 le prix coup de cœur du festival d’Angoulême puis le grand prix du même festival en 2006 avant d’en présider la 34ème édition. Pour sa première participation au festival Komiksfest, il nous livre ses impressions : « D’une part, il y a très peu de culture de la bande dessinée en République tchèque. Il y a assez peu d’auteurs. Par contre il y a beaucoup d’illustrateurs – de très bons illustrateurs, et une très grande culture du dessin d’animation. Dans cela, ils sont très forts, et très forts depuis longtemps. Donc au niveau de la programmation, je pense que c’est très bien. » Quand vous parlez de cinéma d’animation, j’imagine que vous pensez à des gens comme Švankmajer etc. Est-ce que vous connaissez ses films, est-ce que cela vous a inspiré ?
« M’inspirer non, parce que ma principale activité c’est la bande dessinée. Je fais de l’animation mais ce sont surtout des travaux d’adaptation, ce ne sont pas des travaux faits pour le dessin animé. Mais depuis tout petit à la télévision il y a beaucoup de films tchèques ou d’Europe de l’Est qui étaient diffusés et qui sont fascinants parce qu’on avait l’habitude de choses beaucoup plus ‘disneyennes’, beaucoup plus américaines. Et là c’était une vraie rupture et on se disait qu’effectivement, avec le dessin animé, on peut faire autre chose que ce qu’on voit actuellement, et c’est un petit peu ce que j’essaie de faire en bande dessinée. Je voudrais montrer qu’en bande dessinée on peut faire autre chose que ce que l’on croit être la bande dessinée habituellement c’est-à-dire Tintin et Asterix. Il y a d’autres choses qui peuvent se faire, beaucoup plus introspectives, beaucoup plus adultes. »
Lewis Trondheim a aussi préparé et adapté plusieurs films d’animations notamment « Les aventures d’une mouche », dont vous venez d’entendre un extrait sonore, diffusé en France sur la chaîne de télévision publique France 3. La présence de Trondheim dans la capitale tchèque a attiré un certain nombre d’admirateurs du dessinateur qui s’est volontiers prêté à une séance de dédicaces. Joanna, une jeune française vivant à Prague, a eu droit à son petit dessin personnel:
« C’est pour mon frère qui est un grand amateur de BD donc c’est l’occasion ce soir de faire dédicacer par Lewis. Je suis contente, ce sera son cadeau de Noël. » Qu’est-ce qu’il a dessiné, qu’est-ce qu’il a écrit ?
« Il a dessiné la mouche sur des pommes, il a juste écrit ‘pour Max’. »
Avez-vous discuté un peu avec lui ?
« Très peu. On a parlé un petit peu des corrections, des fautes d’orthographe, de la pression de l’orthographe française et qui corrige ses écrits. »
Est-ce que vous connaissez Lewis Trondheim depuis longtemps ?
« Pas vraiment en fait. J’ai juste lu Donjon en tchèque parce que c’est une des seules BD qui est traduite en tchèque. Je suis aussi amatrice de BD et je dois dire qu’il n’y a pas grand chose ici. En BD française, je pense qu’il est un auteur de prédilection. »
Trondheim a été traduit dans de nombreuses langues et publié dans de nombreux pays étrangers. Il commente la situation en République tchèque:
« Ce qui est étonnant c’est qu’un éditeur comme Mot ait pu faire autant de bouquins parce qu’il a fait Donjon mais il a fait aussi « le Pays des trois sourires » et « la Mouche ». Je suis désolé qu’ils arrêtent mais c’est repris maintenant par l’éditeur Argo. J’espère que ça va fonctionner : pas pour toucher des droits d’auteurs mais simplement pour que les lecteurs tchèques soient de plus en plus nombreux et aient envie eux-mêmes de devenir des auteurs à part entière, des scénaristes et des dessinateurs. »