Michel Serres : « Les systèmes fragiles sont généralement plus performants que les systèmes simples qu’on croit parfaits »
L’académicien Michel Serres, invité par la chambre de commerce franco-tchèque, a donné le 6 octobre dernier à l’Institut français de Prague une conférence intitulée « La croissance, pour quoi faire ? ». Le philosophe a partagé ses réflexions sur les transformations économiques, sociales, environnementales et scientifiques qui agitent nos sociétés, et qui sont liées, selon lui, au bouleversement survenu suite à l’introduction des nouvelles technologies. Radio Prague l’a interrogé, dans un premier temps, sur les conséquences de ces dernières sur la crise financière internationale.
« Comme j’ai essayé de faire comprendre que l’histoire des nouvelles technologies était ancienne, c’est-à-dire était une sorte d’évolution de ce qu’on appelle le rapport entre message et son support et j’ai bien remarqué qu’à l’origine de l’écriture, il y avait eu l’invention de la monnaie. Lorsque l’imprimerie est arrivée, les banques – à Venise on invente la comptabilité, les banques, les chèques etc… tous les objets liés à l’écriture et aujourd’hui évidemment, tout ce qui est transaction financière passe forcément par les nouvelles technologies. D’où une accélération encore plus forte, un envahissement de l’espace encore plus fort et de nouveaux produits, la titrisation est évidemment liée aux nouvelles technologies. Et du coup en effet, on a une multiplication des échanges et une sorte de grand nombre qui arrive. La question est de savoir si la main invisible va réguler des nombres aussi colossaux, des rapidités aussi colossales. C’est évidemment lié aux nouvelles technologies, il n’y a pas de doute. C’est vrai pour la science, c’est vrai pour la communication entre les hommes, et c’est vrai pour la monnaie. Bien entendu, c’est vrai pour la finance. Les nouvelles technologies ont beaucoup joué là-dessus. D’ailleurs les golden boys sont essentiellement des gens qui sont tout à fait liés à l’informatique bien sûr. »
Est-ce que la crise ne montre pas la fragilité de ce nouveau système mondial basé sur ces technologies ?
« Nous ne savons pas. Mais la fragilité n’est pas forcément un défaut. Par exemple, les organismes humains sont beaucoup plus fragiles que les organismes animaux. Mais vous avez remarqué nos performances par rapport aux tortues et à d’autres animaux. La fragilité n’est pas forcément un vilain défaut. Je crois que les systèmes fragiles, les systèmes mal faits, les systèmes un peu tordus sont généralement plus performants que les systèmes simples qu’on croit solides et parfaits. Je pense que le langage, la poésie, la religion sont des systèmes très fragiles par rapport à l’économie, par rapport à l’industrie lourde etc. Or qu’est-ce qui dure ? Ce n’est pas l’industrie lourde, qui se casse la gueule très vite – il n’y a plus d’acier, il n’y a plus de charbon – tandis que ce qui perdure, ce sont précisément les messages etc. Donc le doux dure plus que le dur. Donc la fragilité est un défaut pour les gens qui ne voient pas vraiment comment les systèmes fragiles perdurent. »Donc à l’inverse, à partir de votre concept de « main du monde », on pourrait peut-être espérer que c’est justement via ces nouvelles technologies qu’on pourrait réussir à contrer ou à limiter les effets de cette « main du monde ?
« Je ne suis pas assez spécialiste en finance ou en économie pour pouvoir dire quoi que ce soit sur la crise financière aujourd’hui. Tout ce que je dis, dans le livre que je viens de faire paraître qui s’appelle « La guerre mondiale », à propos de la main du monde, je prends conscience peu à peu que nos activités économiques peuvent être considérées comme une stratégie guerrière et que depuis peut-être le début d’homo-sapiens, nous sommes en guerre contre le monde mais nous n’en avions pas conscience parce que nous perdions cette guerre sans cesse. Alors qu’aujourd’hui nous sommes en passe de la gagner. Et étant en passe de la gagner, le monde est dans un état donné. Et ce monde-là, qui est notre habitat ou notre vaisseau, dès qu’il se met à tanguer et à être en mauvais état, c’est notre habitat qui est en mauvais état. Tout se passe comme si nous avions nous-mêmes attaqués notre propre vaisseau. Et je dis qu’au moment où le vaisseau est en danger, où les matelots sont au poste d’évacuation, comme on dit dans la marine, ce n’est pas le moment où les marins vont se battre les uns contre les autres. Alors il y a une sorte d’utopie dans mon livre qui consiste à dire : il se trouve que les dangers écologiques que nous courrons et qui sont sérieux aujourd’hui vont peut-être amener une paix dans le rapport entre les hommes. Ou est-ce que le jeu à trois va protéger le danger des jeux à deux ? »