Radek Fridrich, le poète corbeau
« Mes livres peuvent sembler un peu macabres mais ils sont aussi drôles et amusants, » dit le poète Radek Fridrich (1968) à propos de ses recueils de poésie. Sa création et sa vie sont étroitement liées avec la région de la ville de Děčín située aux confins de la Bohême et de la Saxe, région riche en beautés naturelles et en événements historiques. Son recueil au titre énigmatique Krooa krooa lui a valu le prix Magnesia litera.
La première rencontre avec la poésie
C’est à l’école que se réveille la sensibilité du futur poète Radek Fridrich. Adolescent, il contracte le virus de la poésie grâce à un professeur de l’enseignement secondaire :
« Déjà à l’école secondaire j’ai été influencé par mon professeur de langue tchèque et puis cela est allé tout seul. J’ai étudié à l’école secondaire d’économie parce que ma mère me croyait promis à une carrière d’homme d’affaires dans le commerce extérieur. Grâce à mon professeur j’ai appris en cours de troisième année qu’il y avait des fous comme Rimbaud, Verlaine, Baudelaire, Karel Toman, et je me suis rendu compte que c’était un monde qui m’intéressait depuis toujours. »
La magie des mots
Aujourd’hui donc Radek Fridrich fait donc partie de ces « fous » qui croient encore à la magie des mots. Il n’a pas oublié les fascinations poétiques de son adolescence et il écrit de la poésie tout en enseignant, lui aussi, dans une école secondaire mais également à l’université. Sa poésie est profondément enracinée dans le terroir où elle est née. Elle se nourrit de traits caractéristiques de ce paysage du nord de la Bohême et reflète aussi son histoire mouvementée. C’est de la poésie tchèque mais le lecteur y trouve beaucoup de mots allemands, car cela est également une des caractéristiques de cette région des Sudètes qui a été bilingue pendant des siècles. L’élément allemand est présent d’ailleurs aussi dans la famille du poète :
« Ma famille est germano-tchèque. La lignée de ma grand-mère paternelle était allemande. Ma grand-mère provenait du village Bublava dans les Monts métallifères du nord-ouest de la Bohême. Ma mère, elle, était Pragoise du quartier de Hlubočepy. On pense que j’ai grandi dans un milieu bilingue parce que la langue allemande se glisse dans mes vers, mais ce n’était pas aussi simple que ça. Ma grand-mère et mon père ne parlaient allemand que quand il fallait que je ne comprenne pas ce qu’ils disaient, c’était donc pour moi une langue énigmatique. (…) Jai appris l’allemand grâce à une Allemande des Sudètes qui avait échappé à l’expulsion et qui m’a donné des leçons pendant des années dans la ville de Děčín. J’étais son élève le plus assidu. »
Des mots allemands dans les poèmes tchèques
C’est grâce à ces leçons que le futur poète sera admis à l’université pour faire des études de langue germanique. Les mots allemands coexistent donc dans ses poèmes avec les mots tchèques. Ils évoquent le passé douloureux de la région, ils sont comme des petits rappels de la mémoire collective. Ainsi les paysages chers à l’auteur, les formations rocheuses de la vallée de l’Elbe, ses forêts, ses carrières, ses pierres, ses sables, ses fossiles se confondent dans cette poésie avec les traces laissées dans la région par ses habitants qui ont labouré et modelé ce pays pendant des siècles et dont beaucoup ont été obligés de partir après la Deuxième Guerre mondiale. Et l’auteur se lance dans l’exploration de ce double paysage, naturel et humain, et tente d’interroger les témoins muets du passé enseveli :
« A partir d’un certain moment j’ai commencé à découvrir dans ce paysage ces reliques du passé que sont les cimetières allemands délabrés. J’ai réalisé que c’étaient des endroits très propices à la contemplation et puis j’ai commencé à créer des œuvres graphiques à partir de plaques funéraires et finalement je me suis mis à reconstruire les histoires des défunts. Quand vous ne trouvez que des fragments des dates et des noms, cela réveille votre imagination et votre créativité et c’est ainsi que sont nés certains de mes livres qui peuvent sembler comme quelque peu macabres mais qui sont, je pense, en partie aussi drôles et amusants. »
Le cri du corbeau et le langage des morts
Dans son recueil intitulé Krooa krooa dont le titre évoque le cri de corbeau, le poète raconte l’histoire tragique de Daniel, un prospecteur italien venu dans son pays. Daniel tombe amoureux d’une femme qui peut être considérée comme une personnification de ce paysage, de sa rudesse, de ses dangers et de sa beauté sauvage. Dans le livre bilingue Řeč mrtvejch - Le langage des morts, l’auteur fait resurgir du passé tout une foule de personnages qui ont vécu et sont morts dans la région. Dans de très courts poèmes, il ne mentionne que quelques données sur leurs vies et pourtant ces biographies réduites au minimum absolu finissent par ressusciter devant le lecteur un paysan, un flotteur, un fabricant de balais, un charron, un aubergiste, un fabricant de bas, un pasteur, un forgeron et d’autres habitants de la région dont les noms sur leurs pierres tombales seront bientôt effacés par le temps. Quelques mots suffisent au poète pour faire ressurgir du passé les vies de ces héros modestes, leurs soucis, leurs espoirs, leurs familles, leurs tragédies personnelles, leur patience et leur résignation à la volonté divine. L’effort accordé à la reconstitution de ces vies oubliées a permis au poète de jeter un nouveau regard sur sa propre existence :
« J’ai appris beaucoup de choses sur le paysage, sur la vie à la campagne, sur ce qui est important dans la vie. Je me suis rendu compte que beaucoup de nos problèmes sont tout à fait ridicules et tragi-comiques. Les destins que j’y ai trouvés, étaient sans doute souvent durs et implacables mais en même temps font partie de l’humanité archétypale. Nés dans une situation concrète, dans un lieu concret, ces gens qui vivaient dans les rapports avec les autres, étaient conscients qu’ils devaient mourir et cherchaient à survivre d’une certaine manière. Mais en plus ces gens pouvaient s’en remettre à Dieu, ce que je ne peux pas. Cela me fascine donc d’une certaine façon. »
Mobiliser les ressources intérieures du lecteur
Les recueils de Marek Fridrich sont minces et ses poèmes sont en général extrêmement concis. Le poète ne dit pas tout. Dans cette poésie, les silences sont aussi importants que les mots. Inspiré par les traits caractéristiques et l’histoire de sa région, il cherche aussi à inspirer son lecteur, à mobiliser ses ressources intérieures. Il l’invite à combler ces silences, à s’engager dans cette poésie et à parachever les poèmes par son imagination. Souvent ces textes sont publiés en version bilingue et non seulement comme il fallait s’y attendre en tchèque et allemand mais aussi entre autres en tchèque et français :
« Je suis fier d’avoir publié le livre qui s’appelle Beffroi, recueil français illustré par les pastels de Pierre Alechinsky qui est considéré comme une personnalité de première importance dans le monde des arts plastiques français. Nous avons publié également un livre franco-tchèque que j’ai rédigé sur le littoral en Normandie et qui s’appelle Au bord de mer – Pobřeží. Le livre est illustré d’aquarelles de Jean-Pierre Plundr. »
Le recueil Beffroi a été traduit en français par Erica Abrams. Les lecteurs francophones ont également la possibilité de lire le recueil Krooa krooa – Crôa crôa traduit en français par Xavier Galmiche.
Récemment Radek Fridrich a publié un recueil intitulé Linie S1 (La ligne S1) dont les poèmes sont inspirés par les stations d’une ligne de chemin de fer qui traverse la frontière tchéco-allemande dans sa région. Le poète continue donc à explorer le paysage de son enfance et de son âge adulte, le pays de ses ancêtres qui ne cesse de l’intriguer, de le passionner et qui ne lui a pas encore révélé tous ses secrets. Il dit à propos de Krooa krooa, probablement son recueil le plus accompli : « Pour moi c’est un peu comme un cri ironique. Je souhaitais voler comme un oiseau passablement moche au-dessus du paysage de Bohême du nord et raconter les histoires que j’ai recueillies dans les rochers ou que j’ai même inventées. »