Vladimír Macura, un écrivain qui a ressuscité le XIXe siècle
« Je suis fasciné par la possibilité d'écrire un récit de fiction, une histoire inventée mais qui puisse s'intercaler dans les lacunes des documents historiques. Je veux donc écrire de telle façon qu'on ne puisse pas trouver un document susceptible de démentir ce que je raconte. » C'est par ses paroles que l'écrivain Vladimír Macura (1945-1999) a défini un des traits caractéristiques de sa création littéraire. Historien de la littérature, polémiste spirituel, critique avisé, Vladimír Macura a été sans doute aussi un des romanciers tchèques les plus inspirés de la seconde moitié du XXe siècle. Il est né à Ostrava le 7 novembre 1945 donc il y a juste 75 ans.
La République des jeunes pionniers
L'historien de la littérature Pavel Janoušek, ami, collègue et biographe de Vladimír Macura, rappelle que la littérature a exercé sur Vladimír un attrait irrésistible depuis son enfance :
« Il se sentait écrivain depuis toujours, depuis l'âge de trois ans. A quinze ans, il a publié son premier poème et il a été pendant un certain temps un jeune poète prometteur. Puis il s'est rendu compte qu'il ne serait pas poète et est passé à la prose tout en cherchant un thème contemporain. Il disait toujours qu'il avait besoin pour pouvoir écrire d'un sujet réel de la vie, de regarder ce qui se passait autour de lui, de parler de ce qu'il connaissait bien. »
Au seuil de l'adolescence, Vladimír Macura écrit déjà son premier roman intitulé « La Première pierre ». Il raconte les aventures et le premier amour d'un garçon qui lui ressemble beaucoup. Dans ce texte en grande partie autobiographique, il y a cependant aussi déjà de nombreux éléments de fiction et de mystification. Le jeune héros fonde dans la cour de la maison où il habite avec ses parents « La République des jeunes pionniers », un Etat qui a son président, son Assemblée nationale et qui abolit la propriété privée et s'achemine vers le communisme.
La démythification du Réveil national tchèque
Cette utopie enfantine qui allie l'endoctrinement des années 1950 à l'esprit de jeu, est sans doute un présage des activités ultérieures du futur écrivain. Pendant toute sa vie, Vladimír Macura créera de nombreux cercles, confréries et clubs qui lui permettront d'allier l'objet de ses recherches et son sens de l'humour. Après des études universitaires Vladimír Macura entre à l'Institut de la littérature tchèque. Il travaille à l'Institut, il sera même son directeur et il lui restera fidèle jusqu'à sa mort prématurée qui l'emportera à l'âge de 54 ans. L'objet principal des recherches de cet historien de la littérature est le Réveil national, un mouvement d'émancipation du peuple tchèque au XIXe siècle. Selon Pavel Janoušek, il déboulonne certains mythes et idées reçues sur ce mouvement glorifié en découvrant son aspect ludique :
« La contribution essentielle de Vladimír Macura à la perception du Réveil national tchèque est la démythification de l'opinion générale selon laquelle ce mouvement a vu le jour parce que les gens quittaient les campagnes pour s'établir dans les villes, entraînant une forte proportion de l'élément tchèque en milieu urbain. Vladimír Macura ne réfute pas tout à fait cette théorie, mais il lui oppose une thèse appuyée par de nombreux arguments selon laquelle un rôle important dans ce processus a été joué par la génération du philologue Josef Jungmann parce qu'elle a commencé à 'jouer à être une nation'. Elle a commencé à créer artificiellement sa vision de la nation en cherchant à être digne de cette vision. »
Et Pavel Janoušek d'ajouter que ce pouvoir créateur de mystification et l'obstination avec laquelle les patriotes tchèques ont inventé une nation qui n'existait pas encore, ont beaucoup stimulé l'intérêt que Vladimír Macura portait au Réveil national et à ses artisans :
« Cette volonté de démythifier était caractéristique pour lui. Mais en même temps, il s'est découvert un amour, une sympathie pour le Réveil national et cette démythification a débouché donc sur sa compréhension.(...) Il est profondément intéressé par le processus dans lequel un geste ludique et intellectuel peut engendrer une nouvelle réalité. Ce dont rêvaient les artisans du Réveil national, devenait progressivement une réalité tangible. »
Insuffler la vie à l'histoire
En 1983 paraît une étude monographique intitulée Znamení zrodu - Le Signe de la naissance que Vladimír Macura consacre à la culture et à l'idéologie du Réveil national. La culture de cette période est conçue par l'auteur comme un système de signes, système complexe et multiforme qui s'organise et tend cependant vers un but unique. Cette approche sémiotique caractérise aussi d'autres ouvrages que l'auteur consacre à cette période.
Vladimír Macura qui a l'étoffe d'un romancier, se rend compte cependant que ces œuvres théoriques qui se multiplient, ne peuvent pas saisir tous les aspects de la réalité, qu'elles ne peuvent pas insuffler la vie à l'histoire. Après avoir écrit quelques ouvrages de fiction sur des sujets contemporains, il se lance dans l'écriture d'une série de quatre romans historiques qui lui permettront de donner quatre visions différentes du Réveil national et de saisir la pulsation profonde et intime de la vie à cette période. Pavel Janoušek constate que le romancier était parfaitement préparé pour ce travail :
« Il connaissait très, très bien le XIXe siècle. Il a fait d'innombrables recherches, il prenait toujours des notes, il lisait des livres et des documents historiques de sorte qu'il vivait presque le XIXe siècle comme si c'était le présent. Et cela lui permettait de chercher et de trouver derrière les documents les personnages réels, de chercher les motivations de leurs actes. Tout ce qu'il a écrit est basé sur des documents. »
La tétralogie historique
Dans sa série des quatre romans historiques Vladimír Macura fait donc fructifier ses recherches infatigables et son intérêt passionné pour le XIXe siècle tchèque. Sa tétralogie romanesque est aussi l'aboutissement de l’œuvre de toute une vie et son testament artistique et humain.
Le premier roman de la tétralogie intitulé Informátor - L'Informateur est l'histoire de la vie de Johann Mann, un jeune Viennois aux ambitions littéraires. Le jeune homme s'éprend de Bohuslava Rajská, une femme belle et intelligente, et pour susciter les sympathies de cette patriote tchèque ardente, il s’infiltre dans les milieux patriotiques tchèques et participe à leurs activités. Bohuslava et ses amis tchèques ne se doutent cependant pas que Johann Mann est en même temps un informateur de la police autrichienne qui suit d'un mauvais œil leurs efforts pour ressusciter un peuple voué à la disparition.
Dans le deuxième roman de la tétralogie, Komandant - Le Commandant, l'auteur raconte une série d'épisodes de la vie de Josef Václav Frič, leader étudiant et figure emblématique de la révolution de 1848. Le texte est conçu comme une suite de tableaux vivants, forme de représentation théâtrale très populaire au XIXe siècle.
La Gouvernante
Nous retrouvons Bohuslava Rajská dans le troisième volet de la tétralogie intitulé Gouvernantka - La Gouvernante. Parmi tous les prétendants à sa main, elle a finalement choisi le poète et professeur d'université František Ladislav Čelakovský. Le mariage avec ce veuf de 18 ans plus âgé qu'elle, mariage qui est une sorte de sacrifice patriotique, est loin de lui apporter le bonheur. Pavel Janoušek explique :
« Le personnage de Bohuslava Rajská attirait beaucoup Vladimír Macura et ce roman lui est consacré. Antonie Bohuslava Rajská était une femme très cultivée qui a adhéré au mouvement du Réveil national tchèque et elle s'est sacrifiée au grand poète tchèque František Ladislav Čelakovský, son mari. Son destin a été finalement très triste parce que les relations entre les deux époux étaient fort compliquées, en raison notamment de l'importante différence d'âge. Vladimír Macura était profondément intéressé par le personnage de Bohuslava Rajská et par ses aspirations qui n'ont pas pu être réalisées parce que l'époque dans laquelle elle vivait, ne le permettait pas. »
Ladislav et Bohuslava vivent ensemble et pourtant séparés par un fossé d'incompréhension. Dans le roman, ils nous racontent leur vie commune à tour de rôle, faisant ressortir encore davantage les différences entre leurs tempéraments et leurs inclinations. Tandis que Ladislav est avant tout un homme de raison, Bohuslava est une femme d'une sensibilité intense et délicate. Face à son mari qui cherche à la réduire au rôle d'une épouse calme et obéissante, elle est obligée de renoncer progressivement à ses élans, ses désirs et ses aspirations. Et après quelques tentatives de révolte avortées, son âme se recroqueville en elle-même et elle cherche en vain refuge dans son monde intérieur.
Dans les personnages de Ladislav et Bohuslava s'affrontent la raison et le sentiment, le rationalisme et le romantisme, la réalité et l'illusion. Bien qu'ils soient ancrés dans leur époque, les deux époux personnifient le conflit éternel entre l'homme et la femme. En brossant ce portrait à fleur de peau de Bohuslava Rajská, femme sacrifiée à l'idéal national, Vladimír Macura a sans doute créé un des personnages féminins les plus profonds et les plus émouvants de la littérature tchèque.
Les Mémoires du médecin de l'empereur
Medikus - Le Médecin est le titre du dernier volet de la tétralogie. Il s'agit des Mémoires de Ferdinand Máchal, médecin attitré de Ferdinand Ier, empereur autrichien déchu et dernier roi de Bohême, qui a vécu au Château de Prague après son abdication en 1848. Le caractère grotesque de ces Mémoires rédigés par Ferdinand Máchal lors de son internement dans un hôpital pour aliénés contraste fort avec le ton élégiaque du roman précédant. Le lecteur suit les tentatives rocambolesques du médecin et de ses amis de faire jouer au vieux monarque le rôle de patriote tchèque, de l'engager dans le combat pour l’indépendance et même d'en faire la figure de proue d'une tentative ratée d'un coup d'Etat.
Il y a quelque chose d'irrésistible dans ces efforts folâtres de réveiller un peuple qui rechigne encore à sortir du sommeil. Dans ce roman irrévérencieux, les personnages historiques du Réveil national quittent leur piédestal et montrent leurs faiblesses. Les statues de bronze se transforment en marionnettes et deviennent amusantes et donc humaines. Toute une époque de l'histoire nationale prend une nouvelle vie. En révélant le rôle de la mystification dans le mouvement de libération au XIXe siècle Vladimír Macura a en quelque sorte ressuscité le Réveil national tchèque. Il l'a libéré de la prison des livres d'histoires et des manuels scolaires et lui a donné un contenu insoupçonné et un nouvel attrait.