Lucie Faulerová au rythme et au son des non-dits familiaux
Jeune autrice (1989) originaire de Pardubice, Lucie Faulerová est lauréate du Prix de littérature de l’UE 2021. Dans une prose rythmique et sonore, ses romans explorent des tragédies familiales ainsi que la façon dont ses personnages, causeux ou taiseux, y font face. Ou pas.
Ecrivaine et rédactrice littéraire, Lucie Faulerová a étudié la bohémistique. Paru en 2017, son premier roman, « Lapači prachu » (« Nids à poussière »), présente l’histoire d’Anna, une opératrice de centre d’appel de 28 ans, qui vit seule dans un appartement rempli de bibelots prenant la poussière. Elle ne voit pas grand monde à l’exception de sa sœur Dana, et sa vie est un interminable flot d’un sardonique dialogue interne. Anna est une âme blessée, marquée par un traumatisme d’enfance : la mort subite de son père. Nul ne sait s’il s’agit d’une mort naturelle ou d’un assassinat. Et si c’était le cas, qui est l’assassin : la mère d’Anna ou bien Anna elle-même ? Ce roman explore donc un thème classique de la littérature : celui du crime et du châtiment au sein d’une famille.
Ce premier roman a été nominé pour le prix littéraire tchèque Magnesia Litera. Intitulé « Smrtholka » et publié en 2020, son deuxième roman a lui aussi été nominé pour le Magnesia Litera. Il a par ailleurs été récompensé du Prix de littérature de l’UE 2021. Son titre, « Smrtholka », fait référence à la déesse slave de la Mort, plus connue sous le nom de « Morana ». « Morana » évoque également la tradition slave du passage de l’hiver au printemps, passage marqué par un rituel qui consiste à jeter dans un cours d’eau une figurine représentant la mort. Lucie Faulerová explique pourquoi elle a choisi ce titre pour son roman :
« Smrtholka, c’est un synonyme de Morana ou Mařena, la déesse slave de la Mort. Mais ce nom peut également désigner plusieurs des personnages féminins de mon roman. »
Dans un entretien accordé récemment au Centre littéraire tchèque, Lucie Faulerová justifie sa fascination pour la mort et le suicide, ainsi que la présence récurrente de ces thèmes dans ses romans. Elle estime que « dans toutes les choses qui [l]’attirent, il y a une part de terreur. La terreur fait sans doute partie intégrante de la fascination. » Cependant, selon elle, « il serait réducteur de voir la mort comme le thème principal du roman ‘Smrtholka’ uniquement parce qu’elle y est explicitement mentionnée. »
Mosaïque familiale
Voyons donc plutôt le roman « Smrtholka » comme une mosaïque qui s’articule autour d’une fratrie de trois, d’une mère absente et d’un père qui fait ce qu’il peut. Elle explore l’hésitation entre mourir et continuer à vivre après une tragédie familiale. Dans ce récit fragmenté, Marie, la protagoniste, est assise dans un train. Les paysages défilent et s’effacent, les souvenirs réapparaissent et se dérobent, les questions restent.
Vérités et non-dits
On parle peu dans la famille de Marie : aucun de ses membres n’a jamais demandé à haute voix pourquoi la mère les avait quittés. Et surtout, nul ne sait pourquoi la sœur dont Marie était si proche s’est suicidée. D’ailleurs, personne ne dit tout haut qu’elle s’est donné la mort : la famille tient à ce que son décès soit présenté comme les suites d’une longue maladie. Marie se sent coupable de sa mort, entourée donc d’incompréhension et de non-dits. Elle voudrait comprendre, et pour cela, elle s’intéresse avec une passion obsessionnelle à tout ce qui touche de près ou de loin au suicide. Le livre présente un certain nombre de statistiques parfois vraiment étranges liées à ce thème. Lucie Faulerová explique qu’elle n’a nullement inventé ces informations :
« Tout comme le personnage principal, j’ai fait énormément de recherches sur le sujet et appris beaucoup de choses très intéressantes – et parfois vraiment bizarres – qui figurent d’ailleurs dans le livre. Par exemple, il existe des personnes capables de se pendre en position accroupie. Cela me semble vraiment fascinant, de réaliser que le désir de ne pas vivre est tellement fort qu’il va totalement à l’encontre de tout instinct de survie dont nous disposons normalement. »
« J’ai été surprise d’apprendre que la pendaison offre une palette de possibilités plus étendue qu’on ne pourrait le croire. Au XIXe siècle, un professeur a recensé les positions de 261 cas de suicide par pendaison. Dans 168 des cas, les pieds se trouvaient au sol. Dans 42, le corps reposait sur les genoux. Dans 22 des cas, le suicidé était allongé au sol, 19 étaient assis et les 3 derniers accroupis. Il va de soi que la corde était le moyen le plus utilisé, nous avons ensuite bien entendu la cravate, le mouchoir de poche, le linge déchiré, les lacets, les jarretières, les ceintures, les fils électriques ou encore les bretelles.
Lien. Un mot que je ne pourrai jamais plus prononcer.
Parfois je pense à cette détermination, à l’absence de volonté de vivre ou plutôt à la volonté de ne pas vivre des pendus qui ont été trouvés accroupis.
Zzzzzzimmm. »
(traduction d’Eurydice Antolin pour le Centre littéraire tchèque)
Dans le premier roman de Lucie Faulerová, la protagoniste cherche elle aussi à faire la lumière sur un passé on ne peut plus sombre. Mais la frontière entre réalité et fabulations est ténue, et la relativité de la mémoire rend les souvenirs bien subjectifs… Ainsi la version donnée par Anna, le personnage principal, diffère de celle du narrateur, dont on ne saurait d’ailleurs dire s’il est là pour fournir un compte-rendu officiel, ou s’il n’est qu’une voix dans l’inconscient d’Anna.
Sons et silences
Anna est un personnage on ne peut plus volubile : opératrice dans un centre d’appel, elle parle toute la journée au travail et continue en monologue une fois chez elle. Extériorisant sa rage, elle se répète, réitère des maximes personnelles, insiste sur le fait que sa vie est la pire qui soit, émet des onomatopées et autres sons…
A l’inverse, Marie, le personnage principal de « Smrtholka », ne parle plus à haute voix, et elle ne le fera peut-être plus jamais. Mais on ne le comprend pas tout de suite… tout comme on ne comprend pas immédiatement les titres des différents chapitres, qui sont en fait des retranscriptions des mots « introduction », « première partie », épilogue », etc. tels que les prononcerait la protagoniste si elle osait prendre la parole.
« Je frotte mes vêtements pour en faire tomber les duvets de peuplier.
Petiteboîte petiteboîte petiteboîte chuchotent les roues. Le train se traîne et racle.
Nous barbotons dans de blanches congères.
Tagadam.
Je pense tout le temps à Madla. Voie sans issue. Tunnel sans fin.
Page blanche dans un livre. »
(traduction d’Eurydice Antolin pour le Centre littéraire tchèque)
Le mutisme de celle-ci n’empêche pas « Smrtholka » d’être un roman très sonore. Tout d’abord parce que le train dans lequel se déplace la protagoniste est bruyant, et que ses sons sont matérialisés dans le récit. De plus, comme dans le premier roman de Lucie Faulerová, les redondances d’onomatopées, interjections et mots inventés donnent une dimension acoustique forte et marquante à ce récit.
Suave et rocailleux
Lucie Faulerová explique d’ailleurs que le rythme de ce roman lui a été dicté par une œuvre musicale : c’est la pièce de Max Richter intitulée « Infra 5 ». Quant à son premier roman, il a lui aussi été guidé par la musique : il s’agit cette fois-ci de « Time Lapse », du compositeur Michael Nyman. Dans les deux cas, l’écriture a pour elle été synonyme d’états véritablement fiévreux.
Ni « Lapači prachu » ni « Smrtholka » n’ont encore été traduits en français, mais le Prix de littérature de l’UE a donné au deuxième roman de Lucie Faulerová une visibilité certaine – et bien méritée : depuis, il a été réédité en République tchèque, et va être prochainement traduit en espagnol, en macédonien, en bulgare, en italien, en serbe, en hongrois, en polonais et en croate.
Lucie Faulerová travaille actuellement sur un projet collectif de scénario de film. Dans l’entretien accordé au Centre littéraire tchèque, elle a expliqué qu’elle avait aussi « plusieurs idées en tête pour une œuvre de prose future », et qu’elle « les laissait tournoyer pour voir si cela la mènerait quelque part ». Dans l’espoir d’un troisième roman, on peut toutefois déjà présumer que pour le prix littéraire Magnesia Litera, la troisième tentative sera la bonne.