Ukraine : « Pas de retour possible au statu quo ante » selon l'ambassadeur de France à Prague

Alexis Dutertre

Alexis Dutertre a été nommé ambassadeur de France à Prague en octobre 2020. Compliquée par la pandémie, la préparation du passage de relais entre les présidences française et tchèque du Conseil de l’UE suivait son cours au moment où l’invasion russe en Ukraine a tout brutalement bouleversé fin février. Au micro de RPI, l’ambassadeur français a notamment évoqué les controverses provoquées à Prague par certaines déclarations du président Macron. Il sera également question d’énergie dans cet entretien, avec la candidature d’EDF pour la centrale nucléaire de Dukovany, et Milan Kundera sera évoqué à la fin dans le cadre d’un projet visant à donner le nom de l’écrivain au Lycée français de Prague.

Václav Malý et le célèbre petit-déjeuner de Prague

RPI : Vous avez décoré récemment la présidente de l’Académie tchèque des sciences. Vous aviez remis les insignes de Chevalier des arts et des lettres aux jumeaux Forman, qui sont des artistes exceptionnels. Vous avez le privilège en tant qu’ambassadeur de rencontrer certaines des plus grandes personnalités du pays, y en a-t-il qui vous ont particulièrement marqué depuis que vous êtes en Tchéquie ?

L’Ambassadeur Alexis Dutertre a remis les insignes de chevalier de la légion d’honneur à M. Václav Malý | Photo: Ambassade de France en République tchèque

Alexis Dutertre : « Je pense que celle qui m’a le plus marqué, c’est Václav Malý, qui est archevêque auxiliaire de Prague, et signataire de la charte 77. Il est aussi l’un de ceux qui étaient le plus jeune probablement, à l’époque, à avoir participé au petit déjeuner que François Mitterrand avait voulu organiser avec les dissidents tchécoslovaques, à l’époque du régime communiste. Il a été fait Chevalier de la Légion d’honneur également. Je l’ai décoré il y a un an et je l’ai revu à nouveau la semaine dernière, puisque le vendredi 9 décembre, nous avons organisé un traditionnel petit déjeuner de commémoration de ce petit déjeuner de François Mitterrand. »

« Je pense qu’il y a beaucoup de personnalités qui ont un engagement, un rayonnement, un attachement très profond aux valeurs démocratiques, en République tchèque. Ils ont à la fois une conscience et une vision très profonde de la réalité de la société tchèque, des orientations qui poussent vers l’ancrage européen, où se sont des choix fondamentaux, et ont en même temps un regard lucide, critique, amusé, bienveillant, qui font qu’il y a des personnalités dont la République tchèque peut être fière et qui ont un lien particulier avec la France. Je dirais Monseigneur Malý mais je pourrais en citer d’autres. »

« Tout faire pour que l’Europe soit moins naïve »

Vous avez été nommé officiellement en octobre 2020, période de Covid, votre tâche était notamment de préparer le passage de relais entre les présidences européennes française et tchèque. Il y eu le Covid, puis l’invasion russe en Ukraine, le 24 février. Cela a-t-il changé du jour au lendemain votre mission ?

« Le premier objectif a été pendant toute la phase de préparation, et puis la phase des présidences, de travailler au rapprochement des positions européennes sur l’ensemble de l’agenda européen entre la France et la République tchèque. Cela a été extrêmement compliqué pendant la phase du Covid, mais à la fois extrêmement motivant. Je dirais donc que notre dialogue sur les questions européennes est quelque chose qui est quotidien, constant, et sur l’ensemble des sujets. Je prendrais juste un chiffre. Depuis le début de la présidence tchèque, et l’année 2022 n’est pas finie, mais depuis le 1er juillet, nous avons plus de 15 ministres français qui sont venus à Prague, et de plus, le Président de la République est venu deux jours pour le sommet de Prague en octobre. A chaque fois qu’il y a eu une visite pour une réunion européenne, il y a toujours eu un dialogue bilatéral approfondi, sur l’ensemble des sujets européens, que ce soit l’Ukraine, la régulation numérique, la transition bas-carbone, l’industrie du futur etc. »

La centrale nucléaire de Dukovany | Photo: ČEZ

« Le deuxième enjeu de ma mission reste un enjeu sur la transition bas-carbone, un enjeu de diplomatie économique. La République tchèque doit faire face à des investissements considérables pour sa transition vers une économie sobre en carbone, et notre objectif est évidemment d’accompagner, d’être présent économiquement, et de façon européenne. Donc cela porte sur l’offre d’EDF pour la centrale nucléaire de Dukovany. C’est aussi un ensemble d’actions, où beaucoup d’entreprises françaises concourent à cette transition bas-carbone. Je rappelle qu’il y a 500 entreprises françaises en République tchèque, qui emploient près de 70 000 personnes en emploi direct. C’est presque douze milliards d’euros de volume de commerce entre la France et la République tchèque. La France est un gros investisseur dans ce pays, et bon nombre de nos entreprises françaises sont impliquées dans la gestion du chauffage urbain, dans le traitement de l’eau, dans l’économie circulaire, dans l’efficacité énergétique, dans la performance énergétique des bâtiments ou dans la transformation des transports. Ainsi, d’un point de vue économique, notre objectif est aussi de développer un partenariat de longue durée sur les enjeux de transition bas-carbone. »

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« Le troisième point de ma mission reste un enjeu d’attractivité et de promotion de l’attractivité de la France, en matière de coopération scientifique et universitaire. La République tchèque est très attractive pour les étudiants français qui viennent en Erasmus ici. Nous aimerions que la France le soit autant que Prague ou d’autres villes universitaires tchèques peuvent l’être, et nous y travaillons beaucoup, y compris sur la promotion du français. »

« Pour revenir sur la deuxième partie de votre question, l’agression russe en Ukraine a naturellement bouleversé la présidence française, et un peu moins la présidence tchèque parce que c’était déjà une priorité. Je dirais qu’un des succès de la présidence française pour nous a été d’un côté la capacité de la France à poursuivre des résultats dans le cadre dans l’agenda de souveraineté européenne. On entend par là notamment la régulation des géants du numérique, avec l’acte sur le marché unique numérique DMA/DSA. Les enjeux liés à la concurrence loyale dans le commerce, les enjeux liés au programme important d’intérêt européen commun sur l’hydrogène, l’intelligence artificielle, les puces, la santé. Bref, tout faire pour que l’Europe soit moins naïve, dans un monde avec beaucoup plus de rapports de compétition, de concurrence, et de confrontation. Je crois que la présidence française a réussi à la fois à continuer, à promouvoir et à obtenir des résultats sur un agenda de souveraineté européenne, qui montre qu’aujourd’hui l’Europe ne peut pas seulement être un grand marché unique. »

Source: Mediamodifier,  Pixabay,  Pixabay License

« De l’autre côté, nous avons montré que nous étions capables d’être réactifs face à l’agression militaire russe en Ukraine. La France pendant sa présidence a fait adopter six paquets de sanctions à l’égard de la Russie, des paquets extrêmement mordants, qui renchérissent considérablement le coût de la guerre pour la Russie. Et dans le même temps, la France a mis en place en tant que présidente, un dispositif de soutien inédit, à l’égard de l’Ukraine. Cela va du soutien humanitaire au soutien macro-financier. Aujourd’hui, nous avons en 2022, débloqués six Milliards d’euros d’assistance macro-financière. Pour 2023, ce sera 18 Milliards d’euro d’assistance macro-financière de l’Union européenne. »

Photo illustrative: Police nationale d’Ukraine/Wikimedia Commons,  CC BY 4.0 DEED

« Nous avons pour la première fois utilisé des instruments européens pour financer l’acquisition de matériel militaire par l’Ukraine, et surtout, je dirais en tant que Français à titre bilatéral que nous avons particulièrement apporté du soutien, pas seulement de façon militaire ou financière ou dans notre cadre européen, mais aussi dans la lutte contre l’impunité. La France est un des premiers pays à avoir envoyé une équipe de 25 gendarmes de l’Institut de Recherches Criminelles de la Gendarmerie Nationale (IRCRN), pour pouvoir faire des test ADN, faire des modélisations 3D des fosses communes dans lesquelles on a retrouvé des preuves de crime de guerre, et pour aider à documenter tout ce qui devra être traduit devant la justice internationale pour que les auteurs de ces exactions commises en Ukraine soient rendus responsable de leurs actes ».

« Pour la présidence tchèque, l’Ukraine et le soutien à l’Ukraine a été un axe prioritaire, mais aussi la gestion des conséquences sur la politique de l’énergie. Je dirais que nous avons continué à soutenir et à appuyer la présidence tchèque pendant l’intégralité de sa présidence. »

Ukraine : Conférence de Paris pour le soutien à la résilience civile

Un accord a été annoncé lundi soir entre les ambassadeurs des 27 auprès de l’Union européenne.

« Pour le dernier point qui était le  ‘blocage de la Hongrie’, cela correspond au plan d’aide de l’Union européenne de 18 Milliards d’euros, que j’ai mentionné pour 2023. Donc oui, un accord a été trouvé pour permettre la poursuite de ce soutien.

J’ai un dernier point que je voudrais mentionner, avec à Paris la France qui a organisé mardi conjointement avec l’Ukraine une conférence sur la résilience civile et le soutien à la résilience civile de l’Ukraine. »

Conférence de Paris pour le soutien à la résilience civile | Photo: Teresa Suarez,  ČTK/AP

A l’origine, les Tchèques voulaient organiser une telle conférence, et finalement elle se déroule à Paris.

« Je ne suis pas sûr que les Tchèques voulaient organiser cette conférence. Il y a des sujets sur la reconstruction de l’Ukraine. Ici, notre objectif est d’apporter un soutien extrêmement concret et rapide à l’Ukraine, pour passer l’hiver. On voit que les Russes ont reculé sur une partie du front, qu’avec l’hiver ce front se stabilise, et que maintenant ce sont les infrastructures civiles qui sont ciblées par la Russie. Ce que nous voulons faire, en plein accord et de façon conjointe avec le président Zelensky, est de nous assurer que nous puissions organiser un mécanisme immédiat de réponse aux priorités ukrainiennes dans des domaines très concrets, c’est-à-dire : l’énergie des générateurs, le traitement de l’eau, des hôpitaux de campagne, des médicaments, de l’aide alimentaire. Nous voulons tout faire pour que la population ukrainienne passe l’hiver, et que les Russes ne parviennent pas à leur objectif qui serait de casser le moral de la population ukrainienne pendant cette période. En lien étroit avec l’Ukraine, la France et l’Ukraine ont organisé cette conférence à Paris, qui regroupe 47 pays et 22 organisations internationales. L’objectif n’est pas de faire une énième conférence de donateurs, mais d’aboutir chaque semaine à un soutien extrêmement concret concernant l’énergie, l’eau, la santé, le transport, et l’alimentation d’urgence, pour permettre à la population ukrainienne de passer l’hiver. C’est donc un objectif très concret de la France pendant cette période. »

Dans quelle mesure vos interlocuteurs tchèques à Prague vous demandent-ils des explications ou vous reprochent certains propos du président français Emmanuel Macron (sur la ligne à adopter à l’égard de Moscou, ndlr), qui font beaucoup couler d’encre ici ?

Emmanuel Macron à la Conférence pour la résilience et la reconstruction de l'Ukraine à Paris | Photo: Ludovic Marin,  ČTK/AP

« Nous avons un dialogue extrêmement amical, direct, sur l’ensemble de l’actualité. Ce que nous avons rappelé aux autorités tchèques, à nos interlocuteurs tchèques, c’est qu’il faut remettre évidemment les propos du président de la République, dans l’intégralité de ce qu’il a dit, et ne pas en extraire la petite phrase pour faire ce que j’appellerais du ‘French bashing’ facile. »

Est-ce compliqué pour vous ?

« Ce n’est pas compliqué car on est très à l’aise dans notre soutien à l’Ukraine et dans notre vision stratégique à long terme de la Russie. Dans la mesure où l’on est parfaitement clair sur le soutien que l’on apporte à l’Ukraine, et la vision de long terme que nous avons d’une Russie aujourd’hui désinhibée dans son ambition impérialiste et dans son agressivité, je crois que nous n’avons aucune difficulté à expliquer que d’une part il n’y a aucune ambiguïté dans les propos du président de la République sur le soutien à l’Ukraine depuis le début du conflit, sur sa coordination permanente avec le président Zelensky, encore pour cette conférence. Et puis, ce que dit le président, c’est qu’il faudra aussi évoquer le jour d’après. C’est une réalité que la Russie ne va pas disparaitre et que nous recherchons une architecture de sécurité européenne qui permettra de garantir ou d’éviter que la guerre ne revienne sur ce continent. Et pour cela, il y a bien un moment où la Russie devra être à la table. Il ne dit pas autre chose, il n’y a pas d’élément nouveau, il y a juste une réalité qui est qu’il y a un soutien constant à l’Ukraine, une détermination à continuer à sanctionner la Russie, pour rendre chaque jour le coût de la guerre plus lourd et pour insister sur la lutte contre l’impunité, mais il y a aussi une volonté de se dire : ‘il y a un jour d’après, il y aura un jour d’après’ et ce jour-là, ce que nous voulons, c’est une architecture de sécurité en Europe, qui garantisse le maintien de la paix. Après, ce que cela veut dire, c’est aussi que nous n’avons pas la moindre illusion sur la Russie, au lendemain de cette guerre. Pour nous, il n’y aura pas de retour au statu quo ante à la date du 24 février 2022. »

V4 : « Il y a des différences qu'on observe aujourd'hui »

En tant qu’ambassadeur de France à Prague, avez-vous assisté à la dislocation du Groupe de Visegrad (V4) ces derniers mois ?

« C’est un sujet d’actualité, mais je n’utiliserais pas le terme de dislocation. Quand on a une perspective française, on a tendance à plaquer un regard sur le V4, qui regroupe la Pologne, la Tchéquie, la Slovaquie et la Hongrie, comme si c’était un groupe uniforme. La réalité est qu’il y a des sujets sur lesquels ils se concertent très bien, avec des positions communes à Bruxelles. Il y a des sujets comme l’immigration sur lesquels ils ont été historiquement très fortement soudés. Aujourd’hui on voit aussi des positions très différentes notamment à l’égard des attitudes de la Hongrie, que ce soit vis-à-vis de la Russie, de l’Etat de droit ou de la conditionnalité des fonds européens liés au respect des valeurs démocratiques. »

Photo: Elekes Andor,  Wikimedia Commons,  CC BY-SA 4.0 DEED

« Ce n’est pas à moi de dresser un bilan de santé du V4. C’est un groupe qui se réunit régulièrement, encore il y a 15 jours, dans lequel il y a des nuances – c’est le moins que l’on puisse dire – selon les sujets. Les forums de concertation sont toujours utiles entre Etats-membres. D’un autre côté, cela permet aussi de montrer qu’il n’y a pas d’unité de façade, mais qu’il y a des différences et la réalité est qu’on observe ces différences aujourd’hui. »

A propos du nucléaire, que vous avez évoqué plus tôt, la pression est-elle forte côté français depuis l’échec en Pologne (où le groupe américain Westinghouse a été choisi au détriment d’EDF fin octobre) ?

« Je crois que les situations sont complètement différentes. La Pologne a décidé de se lancer dans un programme nucléaire, qui pour l’instant n’existe pas. EDF a déposé une offre et cette offre reste sur la table, parce que je comprends que les choix polonais ne se limitent pas à un seul site. »

« La situation en République tchèque est radicalement différente. Il y a un programme nucléaire depuis des dizaines d’années, avec quatre centrales en Tchécoslovaquie et aujourd’hui deux en République tchèque avec six réacteurs. C’est un pays qui a une tradition, une expertise et qui est dans la même situation que nous, avec une volonté d’avoir une transition énergétique avec une part de nucléaire et des renouvelables pour un mix énergétique qui soit souverain et bas-carbone. »

Photo illustrative: fietzfotos,  Pixabay,  CC0 1.0 DEED

« C’est dans ce contexte que nous avons des arguments à faire valoir et que nous proposons un partenariat de long terme à la République tchèque, d’autant que nous avons les mêmes choix au même moment. Le président Macron a annoncé la construction de six nouveaux EPR, avec une option pour huit nouveaux. Nous disons qu’il y a un intérêt à former une alliance industrielle européenne pour avoir une part de nucléaire dans nos mix énergétiques, de la même façon qu’on développera le renouvelable et l’hydrogène. Ce qui nous intéresse est un partenariat européen entre acteurs européens autour de technologies européennes – c’est ça l’avantage de l’offre d’EDF aujourd’hui pour la République tchèque. »

Après ce détour par Dukovany et la Moravie, retour dans la capitale où il y a le projet de donner le nom de l’écrivain tchéco-français Milan Kundera au Lycée français de Prague – où en est-on ?

Lycée français de Prague | Photo: Denisa Tomanová,  Radio Prague Int.

« Cela doit faire partie des propositions de la communauté éducative. Le Lycée français de Prague a une identité, il accueille 800 élèves. Je dirais que ce serait un signal éminent si la communauté éducative faisait le choix de retenir le nom de Milan Kundera comme symbole pour cette institution. Mais c’est un choix qui doit être fait par la communauté éducative, les élèves, les enseignants, les parents. Pour nous, évidemment ce choix aurait du sens. »

Dernière question : si dans dix ans vous repassez par Prague, quel est l’endroit, hormis le Palais Buquoy, que vous aimeriez revoir ?

« J’ai eu le privilège de rencontrer le chef des pompiers du Château de Prague, qui m’a invité à monter tout en haut du clocher de la Cathédrale Saint-Guy. Une partie est ouverte au public puis il y a une partie où il a les cloches et un promontoire tout en haut. On arrive par de très petits escaliers avec 350 marches et on a un peu l’impression de voir la ‘forêt’ de Notre-Dame de Paris avant l’incendie. La vue sur Prague est exceptionnelle et ce serait sans doute ce que j’aimerais le plus revoir. »

La vue sur Prague de la Cathédrale Saint-Guy | Photo: Poudou99,  Wikimedia Commons,  CC BY-SA 4.0 DEED