František Kriegel, l’homme qui ne marchandait pas ses idéaux
Ce jeudi sort dans les salles tchèques le film Muž, který stál v cestě, de Petr Nikolaev, qui se concentre sur la figure de František Kriegel, le seul dirigeant communiste à n’avoir pas signé les Accords de Moscou, légitimant l’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie en août 1968. Radio Prague Int. a discuté avec le réalisateur.
Petr Nikolaev, bonjour. Votre film Muž, který stál v cestě, que l’on peut traduire par « L’homme qui était en travers du chemin » raconte la vie de František Kriegel, un communiste convaincu qui s’est opposé aux Accords de Moscou en 1968. Pouvez-vous rappeler en quelques mots qui était cet homme dans l’histoire tchèque ? Et quel était son parcours ?
« Son parcours était très intéressant et je crois que c’est l’une des raisons pour laquelle il a été capable de résister à la pression de Moscou en 1968. Parce qu’il est né en Galicie en 1908 et a été interdit d’études de médecine en raison de sa culture et de sa foi juive. Il a choisi de déménager à Prague où les conditions étaient plus favorables pour y effectuer ses études. Il est finalement devenu médecin et s’est rendu en Espagne. »
Comme beaucoup d’autres engagés volontaires…
« Exactement. Un an plus tard, il était devenu médecin en chef et supervisait quelques milliers de personnes. C’est la preuve qu’il était capable de prendre des décisions importantes et il avait le sens de l’organisation. »
Ce qui est étonnant, c’est qu’il ait échappé aux purges staliniennes en 1950 malgré son passé de brigadiste international en Espagne et malgré le fait qu’il ait été de confession juive alors qu’il s’agissait d’un profil identique à celui d’Artur London ou Rudolf Slánský, qui ont été emprisonnés ou exécutés…
« La raison pour laquelle il a échappé aux purges, c’est qu’il n’a pas seulement participé au putsch communiste. Il était l’un des hommes les plus importants durant cette période d’après-guerre en Tchécoslovaquie car il a apporté des changements. Il était un dirigeant des milices communistes et a collaboré avec Antonín Novotný qui est devenu premier secrétaire du parti communiste dans les années 1960. »
Après Klement Gottwald et Antonín Zápotocký…
« Absolument. Le personnage de František Kriegel n’est pas seulement noir et blanc. Quand j’ai terminé le film, je me suis rendu compte que juger des personnes non pas pour leurs couleurs politiques, mais par des connaissances approfondies, permet de comprendre les choix et l’évolution. Il était contre la démocratie et le système pluraliste mais il a aussi fini par réaliser ce que cela signifiait. »
Dans votre film, vous vous concentrez particulièrement sur les tensions montantes pendant le Printemps de Prague, c’est-à-dire lorsque les Russes comprennent que les Tchécoslovaques sont en plein processus de démocratisation qui leur permettrait d’échapper à la tutelle de Moscou. Egalement, vous vous focalisez sur l’invasion de 1968 et l’épreuve que vont subir des politiciens comme Alexander Dubček, Josef Smrkovský, František Kriegel et bien d’autres lors des négociations à Moscou qui précipitent les Tchécoslovaques dans le giron soviétique. Etait-ce important pour vous de faire ce focus sur ce huis-clos ?
« On pourrait sûrement faire une biographie de František Kriegel et la nommer l’Indiana Jones de l’histoire tchécoslovaque. Il a été partout, comme à Cuba où il a aidé Castro à créer la médecine cubaine. Mais ce serait difficile d’en faire un film de deux heures. Se focaliser sur les jours qui ont suivi le 21 août 1968 était donc un choix. »
Était-ce l’illustration de l’adage qui veut que les grands hommes se révèlent pendant de grands moments historiques ?
« Oui, probablement. »
Comment expliquez-vous cette résistance de sa part, il est le seul à ne pas avoir signé le protocole de Moscou ?
« Je pense que ses origines jouent un rôle. Il n’était ni tchèque ni slovaque, mais galicien de confession juive. En tant que jeune homme, il a dû affronter les difficultés de l’exil. Il s’est forgé dans des situations différentes que ce que les autres avaient vécu. Il a assumé la responsabilité de milliers de vies sur le front espagnol durant la guerre civile. Il était obligé de prendre des décisions et avait le pouvoir de les prendre. D’après moi, il ne manquait pas de confiance en lui. Et je pense que c’est en cette confiance ferme que résidait sa force. C’était un idéaliste, et en ce sens on ne pouvait marchander avec les idéaux. »
Tomáš Töpfer, qui interprète František Kriegel, a affirmé que c’était le rôle de sa vie…
« Pour moi, c’est un grand plaisir. Je trouve que Tomáš a eu un rôle clé pour ce film mais pas seulement. C’est un très bon comédien mais c’est aussi quelqu’un qui a une expérience politique. Il est actuellement sénateur, et a donc pu apporter son expérience de politicien, et qui plus est, de confession juive. C’est vraiment exceptionnel. En plus, c’est quelqu’un de bon vivant qui a apporté une ambiance bon enfant sur le plateau. En outre il contraste avec František Kriegel, parce que Tomáš est très critique à l’égard du communisme. Le défi n’était pas seulement de tourner un film sur Kriegel. Je voulais mettre en lumière le courage et l’audace de cet homme. À force de résister, il s’est retrouvé seul contre un système énorme dans une Union soviétique alors à son apogée ».
C’est un hasard du calendrier, mais si on regarde ce film dans le contexte actuel de la guerre l’Ukraine, on a l’impression que l’Histoire se répète…
« Je ne suis pas historien, et je n’ai pas étudié la question. Mais je pense que ce lien ne se limite pas à la période communiste. Ce doit être une manière classique russe de répondre à ce genre de choses, héritée des tsars notamment. »
Une partie du tournage s’est déroulée dans la ville ukrainienne de Boutcha, tristement connue aujourd’hui en raison des crimes de guerre russes qui y ont été commis. Évidemment, votre tournage s’est déroulé bien avant mais à l’heure actuelle, le film prend une tout autre dimension…
« Le premier jour de tournage était le 17 novembre 2021, soit trois mois avant le début de la guerre. Pour les Tchèques, le 17 novembre symbolise la fin du communisme avec la révolution de Velours. J’ai l’habitude de commencer des tournages de manière symbolique : nous nous mettons en cercle et je demande à l’équipe de réfléchir pendant une minute en se tenant la main. Comme pour s’envoyer mutuellement de la force. Notre équipe était composée de Tchèques et d’Ukrainiens, deux peuples qui ont tous deux une très mauvaise expérience avec la Russie. Nous avons été obligés de souffrir à cause de la même arrogance de pouvoir, et donc, ce moment où nous étions en cercle était un moment assez fort. »