« En temps de guerre, les gens sont plus forts que ce que l’on peut imaginer »
Au dernier Festival du film de Karlovy Vary s’est déroulée la première du film documentaire Affronter l’obscurité, qui plonge le spectateur dans le siège de Sarajevo qui a duré d’avril 1992 à février 1996. Car c’est via des images d’archives, tournées par de jeunes cinéastes en herbe, que le réalisateur Jean-Gabriel Périot, entend restituer ces terribles 1 425 jours, tout en confrontant ses protagonistes avec leur travail trente ans plus tard. Radio Prague Int. a évoqué ce film et sa genèse avec Jean-Gabriel Périot :
« La première étape qu’on retrouve dans le film est mon premier voyage à Sarajevo en 2007, 2008 ou quelque chose comme ça. La ville m’a arrêté d’une certaine manière, à la fois en raison de son côté excessivement joyeux lié à la période d’après-guerre dans laquelle elle se trouvait mais aussi en raison de toutes ses cicatrices de la guerre. Il y a donc un contraste qui rend la ville très singulière.
J’ai eu la chance de pouvoir parler avec beaucoup de jeunes sur place, dont des jeunes de mon âge qui m’ont raconté leur vécu pendant la guerre. Quelque chose est devenu très concret pour moi à ce moment précis et j’ai su que je reviendrai faire un film ici plus tard. Entre temps je suis revenu plusieurs fois, et à un moment j’ai commencé un projet sur l’histoire de la ville via ses archives visuelles. La particularité ici est que pendant le siège de la ville, les nationalistes bosno-serbes ont visé tous les lieux d’archives donc beaucoup de documents ont disparu. Tout ce qui reste est en train de pourrir et de disparaître. Il y avait donc quelque chose à raconter de la ville à travers ces archives, un état de la Bosnie contemporaine en déliquescence. Comment construire un présent quand on n’a plus de passé ?
Le projet a beaucoup évolué depuis et en essayant de regarder toutes les images produites par des réalisateurs locaux, je suis tombé sur certains films qui m’ont vraiment interpellé. »
Pourquoi particulièrement ceux-là ?
« Je ne sais pas pourquoi. Il y avait une espèce de force dedans, une chose très rugueuse, très frontale. Après avoir vu ce type de film on se questionne sur ce que l’on vient de voir, on ne comprend pas tout mais on ressent une certaine de force à l’intérieur.
A un moment je ne me suis plus focalisé sur le siège mais j’ai commencé à me renseigner sur ces réalisateurs, ce qu’ils avaient fait et d’où ils venaient. Étonnement, les films qui m’ont le plus marqué étaient réalisés par des gens qui étaient dans leur vingtaine au moment du siège. Je me suis alors dit : ‘Mais ce n’est pas possible. Comment peut-on avoir vingt ans à Sarajevo et faire des films aussi forts ?’ Je suis alors revenu sur ces jeunes de mon âge qui ont fait des films et j’en ai fait mon point de départ.
C’est tout un travail de recherche qui s’est mis en place ensuite pour aller au-delà de ces premiers films que j’avais trouvé et essayer d’identifier tous les jeunes hommes de Sarajevo qui à ce moment-là étaient autour de leur vingtaine et qui filmaient. »
Vous parlez de jeunes qui filment mais on voit dans votre film qu’ils faisaient la guerre en même temps...
« Oui, parce que dans tous les cas, en étant un jeune homme à Sarajevo on est mobilisable. Donc la seule question qu’ils se posaient était : ‘Est-ce que je me porte volontaire ou est-ce que j’attends la mobilisation ?’. C’étaient les seuls choix qu’ils avaient et ils devaient participer d’une manière ou d’une autre à la guerre.
Ce que l’on voit dans le film, c’est que les cinq hommes ont une expérience différente vis-à-vis de la guerre même s’ils ont tous été mobilisés à un moment, mais on comprend la stratégie qu’ils ont mise en place en filmant. C’est-à-dire que certains ont vraiment été des soldats au front avec des pistolets et un devoir de défense et ils ont fait leur film à côté pour garder des traces, pour s’échapper, pour s’amuser ; et d’autres ont été intégrés dans les services audiovisuels et de propagande de l’armée parce qu’ils étaient cinéastes. Parmi ces derniers certains filmaient pour accumuler des preuves des victoires ou des dégâts causés par l’adversaire et d’autres étaient dans des services de documentation pour faire des films de propagande pour les services militaires. »
A-t-il été difficile de convaincre ces cinq cinéastes de témoigner et de se replonger trente ans après dans leurs films et leurs souvenirs souvent traumatisants ?
« Étonnement ça n’a pas vraiment été le cas. Au départ j’ai identifié une dizaine de jeunes réalisateurs et certains ont refusé de chercher dans leurs archives de l’époque car ils ne voulaient pas revenir sur cette période-là. J’ai donc uniquement travaillé avec ceux qui le souhaitaient. Mise à part l’un des cinq cinéastes qui n’était pas partant au départ et qui est revenu vers moi quelques mois plus tard, l’expérience a été plutôt facile.
Je pense que le fait qu’un réalisateur étranger du même âge qu’eux, qui fait le même métier qu’eux et qui s’intéresse à des questions de cinéma en temps de guerre a permis de créer un lien. Peut-être que ma manière d’être a aussi joué un rôle puisqu’il y a tout de suite eu avec eux quelque chose de l’ordre de la camaraderie. Cette expérience est peut-être intervenue à un moment où il était nécessaire pour eux de revenir sur leur passé.
Évidemment, ils sont tous allés chez des psychologues ou des psychiatres, ils sont suivis car ils ont tous des syndromes post-traumatiques, certains d’entre eux sont même médicalisés, mais me parler était sûrement une autre manière de pouvoir énoncer leur histoire. »
N’était-ce pas pour eux une manière de parler à leur « moi » d’il y a trente ans ?
« Oui parce que l’exercice consistait justement à se re-projeter dans le passé, à expliquer comment ils ont réalisé ces images, avec quelle caméra, pour quelle raison. Ça leur a donc permis de revenir sur leur histoire et d’aller chercher les réponses aux questions qu’ils pouvaient se poser à vingt ans. Ils ont tous fait cet effort et cela donne une qualité de parole assez étonnante à leur partage d’expérience. »
Un de ces protagonistes dit que le cinéma porte quelque chose de très optimiste en soi. Ce propos est très contrasté avec la scène finale qui est beaucoup plus nuancée puisque un autre intervenant vous dit au contraire que la vie est pleine de surprises et qu'elle peut être tragique.
« En effet, j’ai essayé de trouver des personnes ayant des points de vue différents sur ce qu’ils ont fait, sur l’histoire et sur leur manière de penser le cinéma. Ils n’ont pas les mêmes stratégies ni les mêmes pratiques. C’est vrai que pour l’un, le cinéma est un lieu de l’optimisme alors que d’autres ont réalisé des images pour survivre car c’était leur moyen personnel de résister humainement. Ils n’ont donc pas eu le même usage du film pendant la guerre et ça se voit dans leurs images.
Ce que j’aime quand on les écoute c’est que chaque réponse est personnelle, il y a beaucoup de nuances et des vraies différences de positionnement. On comprend qu’il n’y a pas une expérience unique de la guerre ou du cinéma mais il y en a autant qu’il y a d’individus. »
Avez-vous eu des retours de leur part sur votre film, sur la façon dont ils se sont vus ?
« Les interviews qu’on a faites sont beaucoup plus longues que ce que l’on voit dans la version finale du film. A certains moments, on est allé creuser très loin dans leurs souvenirs, on a évoqué l’expérience de la mort, celle qu’on donne et celle qu’on observe autour de soi. Ils ont tous exprimé des choses vraiment traumatisantes qu’ils ont vécues et qui nous traumatisent quand on les entend. J’ai donc enlevé certains passages mais j’avais besoin d’entendre tout ça pour comprendre et je voulais qu’ils jugent par eux-mêmes la limite à ne pas dépasser. Je ne voulais pas qu’ils se sentent trahis car ils ont probablement partagé avec moi des choses qu’ils ne voulaient pas dévoiler au grand public.
Mis à part ça, leur retour a été assez beau. C’était un peu comme une cure psychanalytique puisqu’ils se revoient vivre une expérience difficile, je pense que ça les a beaucoup émus. Ils ont tous beaucoup aimé la séparation du film entre la partie des archives en version brut et leur témoignage car cela fait écho à leur vécu. Le fait de redécouvrir leurs images et de voir le temps passer leur a rappelé leur expérience. L’effet temporel créé par l’arrivée d’un événement de façon très brute et le visionnage de ces archives des années plus tard les a marqués et m’a beaucoup touché. »
Vous avez commencé ce projet dans un autre contexte et aujourd’hui c’est impossible dans une salle de cinéma à Karlovy Vary de ne pas faire le parallèle avec la guerre en Ukraine. Il y a des scènes dans les archives qui font écho à l’actualité, je pense à ces scènes de tombes creusées aux pieds des immeubles comme on l’a vu près de Marioupol. Tout ça prend finalement une dimension différente. Le rapport à l’image est aussi différent, on le voit avec les Ukrainiens qui sont des maîtres de la communication grâce à l’image. Ceci fait penser à ces cinéastes qui se sont engagées pour filmer, pour archiver dans le cadre d’une forme de propagande officielle. Votre film se retrouve aux prises avec l’histoire actuelle…
« Je fais pas mal de films sur des questions historiques et je remarque qu’à chaque fois que j’en finis un, il intervient avec quelque chose du contemporain, quelque chose qui vient de se passer ou qui va arriver. L’histoire de la guerre est toujours présente donc si le film était sorti il y a deux ans on aurait fait le parallèle avec la guerre en Syrie.
Aujourd’hui ce qui renforce la comparaison c’est la dimension européenne du conflit. La guerre en Bosnie a été ressentie comme une guerre en Europe, tout comme l’Ukraine qu’on a intégrée dans notre géographie européenne. Il y a donc ce rapport d’identification avec des personnes blanches, chrétiennes, avec une histoire commune.
Cette guerre nous paraît plus proche que celle qui a eu lieu en Syrie ou ailleurs où on est sur d’autres typologies culturelles, d’autres histoires. Ici il y a cette chose commune entre ces deux guerres à la frontière de l’Europe qui fait qu’on a le même ressenti sur ce qu’il se passe aujourd’hui en Ukraine que sur ce qui se passait à l’époque en ex-Yougoslavie. On se sent proches et concernés par ces guerres-là.
C’est vrai que ce n’était pas du tout prévu puisque quand la guerre a commencé, le tournage avait déjà débuté et j’ai dû enlever au montage des occurrences sur la guerre en Ukraine. »
Je me suis justement demandée si vous aviez mentionné la situation en Ukraine dans votre film et si vous l’aviez enlevé parce que cela aurait peut-être parasité le film…
« On ne savait pas à l’époque combien de temps allait durer la guerre mais on espère toujours qu’elle soit la plus courte possible. Le fait est que beaucoup ont oublié la guerre en ex-Yougoslavie donc si on fait référence à une guerre qui a lieu pendant le tournage, qui va s’arrêter et qui va aussi plus tard passer dans les limbes de l’histoire, ça donne une référence qui n’est lisible que sur un temps très réduit. Je pense que le témoignage de ces cinéastes porte sur les guerres en général ou sur des choses qui dans dix ans vont encore nous parler. »
Pour terminer, j’aimerais revenir sur votre façon de traiter le cinéma. Vous avez fait un film sur les femmes tondues pendant la Seconde Guerre mondiale, un autre sur Hiroshima et maintenant un sur la guerre en ex-Yougoslavie avec le siège de Sarajevo. D'où vient ce besoin de se confronter à des événements historiques ?
« Je ne sais pas, je pense que c’est venu au début d’une inhabilité que j’avais à vraiment comprendre le présent. Je viens d’un milieu où on ne m’a pas transmis l’histoire donc cette thématique ne me passionnait pas particulièrement à l’école.
Quand je suis devenu un jeune adulte, j’ai commencé à m’intéresser au monde, à lire la presse, à m’intéresser à la politique et j’ai senti que j’avais des lacunes pour comprendre tout ça. J’imagine que ça doit être dur de comprendre la guerre en Ukraine pour un jeune de dix-huit ans qui n’a pas eu de cours d’histoire sur le bloc de l’est, sur l’impérialisme russe.
Je me suis donc mis à lire et l’histoire est devenue une préoccupation régulière pour mieux comprendre. Évidemment quand on s’intéresse à tout ça d’un coup il y a des sujets qui marquent plus que d’autres ou qui questionnent plus que d’autres. Faire un film donne justement l’occasion de creuser ces thématiques, de faire des recherches comme à l’université où on est obligé d’être un peu sérieux.
Dans mon cas je parle essentiellement d’un passé qui nous concerne toujours. C’est-à-dire que je ne vais pas faire un film sur un événement que je crois comprendre et qui me semble clos. Au contraire, autour de la guerre à Sarajevo, il y a la question de la guerre qui est toujours présente avec la situation en Ukraine mais aussi la question de l’Europe. Notre non-action à Sarajevo, le fait que la Bosnie ne soit toujours pas européenne alors que c’est un pays dans lequel la guerre peut reprendre du jour au lendemain montre une sorte l’échec de l’Europe, comme un objet utopique qui est toujours là et qui rend cette question très claire si on s’intéresse à la Bosnie contemporaine. La question du cinéma est aussi toujours présente comme la question de la souffrance.
Une chose que j’aime beaucoup dans ce qu’ils racontent tous, c’est le courage qu’ils ont eu. On se dit tous, et moi le premier, qu’on ne se voit pas prendre des armes si d’un coup pour une raison ou pour une autre la France est envahie ou s’il y a une guerre civile. Je ne me dis pas : ‘je vais prendre un pistolet et je vais y aller’, non, je me dis plutôt que je vais aller me terrer dans une cave.
Quand on voit ce qui s’est passé, comment les gens ont résisté à toute l’échelle de la société, ils nous montrent qu’on peut être plus fort que ce que l’on imagine nous-même. Tout ça s’est passé là-bas mais ce n’est pas ancré dans l’histoire. Ils nous montrent que si ça arrivait dans le présent comme c’est le cas en Ukraine, les gens sont plus forts que ce que l’on peut imaginer. »