Un texte méconnu de Boris Vian adapté en BD en Tchéquie « revient » en France
En début d’année est paru en France, chez Fayard, Trouble dans les Andains, de Boris Vian, un texte méconnu de l’écrivain français adapté en bande dessinée. L’histoire de cette publication est particulière car le texte a d’abord voyagé de France en Tchéquie où un dessinateur tchèque, connu sous le pseudonyme de Penograf, s’est « emparé » de l’histoire, selon les propres termes de Nicole Bertolt, mandataire de l’œuvre de Boris Vian. Le texte est ensuite revenu en France où Nicole Bertolt a adapté, à partir des planches, la version française d’origine. Radio Prague Int. lui a d’abord demandé de retracer l’histoire de ce texte.
« Ce livre de Boris Vian a un itinéraire particulier parce qu’il va écrire cette histoire en 1942, en pleine Seconde Guerre mondiale. Il faut savoir qu’il a deux frères : l’un est parti dès 1939 et son petit frère vient de partir au Service du travail obligatoire. Bien entendu, Boris Vian les voit partir, il est très malheureux. Lui est réformé car il est très malade du cœur. Et il y a la mère, Yvonne Ravenez-Vian, qui voit ses fils tous les trois dans des situations terribles, est malheureuse. Boris Vian qui a toujours le cœur léger et des idées pas comme les autres va s’emparer d’un petit cahier et va commencer à raconter une histoire invraisemblable et loufoque, très absurde, comme cette guerre, et va se plaire à divertir sa mère avec cet écrit. C’est un livre qu’il n’a pas souhaité publier de son vivant mais c’est un livre qui a été publié toujours en toute discrétion bien après sa mort. Il est un peu oublié et c’est en réalité son vrai premier roman. »
Et il a été adapté en bande dessinée. Il me semble qu’il y a eu d’abord une version tchèque de cette BD, puis la version française de celle-ci qui vient de sortir. La version tchèque a été traduite par Patrik Ouředník, grand écrivain tchèque, et qui est sortie aux éditions Labyrint. Comment expliquer cette sortie plus tardive en France, dans sa version originale ?
« Les histoires de livres, et surtout celle-ci, ce sont toujours des aventures humaines. La nouvelle PDG de chez Fayard, Isabelle Saporta, a eu l’idée de monter une nouvelle collection graphique. Mais avant cela elle s’est beaucoup penchée sur un des auteurs qui appartient au fond Fayard. Or il y avait eu une demande tchèque, non seulement de faire une traduction de Trouble dans les Andains, ce qui n’est pas banal, mais surtout de la rendre graphique. Parallèlement, elle-même souhaitait, en langue française, un peu plus tard, commencer une collection graphique. Lorsqu’elle a vu arriver cette grande qualité offerte à Trouble dans les Andains, par ces deux auteurs, écrivain et illustrateur, elle s’est dit qu’il fallait le faire ‘revenir en France’. Elle a trouvé cela vraiment formidable tant dans la traduction (quelques personnes à la maison Fayard, connaissent le tchèque) que dans l’esprit. En lançant sa collection graphique, elle a souhaité réappliquer ce que les Tchèques avaient fait. Elle m’a convoquée, et m’a dit : ‘J’ai bien compris, avec Boris Vian, tout se fait toujours très différemment et jamais comme les autres’. On a donc vu quelque chose partir chez vous, et revenir chez vous. »
Et donc il a fallu réadapter la version française à partir du texte d’origine de Boris Vian… Ce voyage de son texte vers la Tchéquie puis qui revient en France est intéressant : si Boris Vian était vivant, il aurait trouvé cela sans doute très amusant. Que peut-on dire de l’illustrateur tchèque, Penograf ?
« Je n’ai jamais eu l’occasion de le rencontrer ou de discuter avec lui. Mais je me renseigne toujours, en tant que mandataire et gestionnaire de l’œuvre de Boris Vian. J’avais trouvé son travail remarquable : il donnait une vraie personnalité aux personnages. Ce que j’aime bien chez Penograf c’est qu’il s’est emparé de l’histoire. Il n’a pas nécessairement suivi la description des personnages mais en a totalement compris l’esprit. Donc j’ai suivi ce qu’il avait fait avant, avant de donner des autorisations. Mais c’est toujours très joyeux pour nous : on est toujours très contents que ça se passe et que ça se fasse. J’avais trouvé l’association Ouředník/Penograf exceptionnelle. Et puis Penograf a réussi à rendre possible la lecture de cette histoire qui est vraiment invraisemblable. »
Penograf travaille avec peu de couleurs : les images sont souvent bichromes, parfois il y a trois ou quatre couleurs seulement. En quoi cela rend-il bien le texte de Boris Vian puisque vous dites qu’il s’en est emparé pour en faire quelque chose de nouveau ?
« C’est vrai qu’aujourd’hui la bande dessinée a le vent en poupe. Mais parfois, il y a des choses sur lesquelles je suis un peu réfractaire. Et là j’aimais beaucoup ces grands aplats de couleurs et surtout le choix des couleurs : il y en a effectivement trois, blanc, noir, orange, une quatrième qui est le bleu qui rentre dans la palette graphique avec l’idée qu’elle illustre un saut arrière dans le temps. Mais il faut savoir que Boris Vian était un adepte de la couleur orange. Pourquoi cela m’a plu ? Parce que Boris Vian a peint quelques tableaux et s’est très vite emparé de l’orange, du bleu, du gris, du noir, du blanc. Je ne sais pas si Penograf l’a su mais j’ai trouvé qu’il y avait une sorte de dialogue entre eux. Et comme le texte et l’histoire sont compliqués, ça permet de ne pas trop se perdre. On a une lecture qui est en équilibre entre ce qu’on voit et ce qu’on lit. »
Comment s’est déroulé votre travail de réadapter le texte original de Boris Vian à la bande dessinée de l’illustrateur tchèque ?
« Pour adapter le texte, je suis non seulement partie du texte de Boris Vian mais en plus je suis rentrée dans l’illustration. Il a donc fallu trouver des combines pour que tout se rencontre bien. Moi-même, je me suis dit qu’il était hors de question que je réécrive quoique ce soit sur Boris Vian. Quand j’ai pris le livre, je l’ai relu plusieurs fois, j’ai commencé à surligner un certain nombre de phrases qui me semblaient parfaitement correspondre. J’ai utilisé 40 % du texte d’origine, fidèlement. Je l’ai décortiqué pour le faire rentrer, parfois en usant de ruses, en enlevant un pronom, un adjectif, sans jamais enlever le caractère de ce que voulait dire Vian. Mais en attendant, j’ai enlevé aussi beaucoup de descriptions qui ne me semblaient plus nécessaires puisque Penograf les avait rendues tellement visibles. Ça, c’était merveilleux, il y avait un aspect qui était facile. C’est les dialogues bien sûr, où parfois c’était délicat. J’ai ajouté quelques petites choses. Ce qui m’a amusée, c’est d’avoir adapté tous les sons : ils n’existent pas forcément dans le livre de Boris Vian mais de par l’illustrateur, il y en a. J’ai dû trouver des choses amusantes pour les franciser et respecter la ligne éditoriale choisie. Ça a été un travail de titan, j’y ai consacré trois semaines entières, je m’y suis repris un certain nombre de fois jusqu’à ce que je sois contente. L’éditeur m’a dit qu’il avait lu à haute voix en réceptionnant mes fichiers, mais j’ai fait la même chose. »
Avez-vous su ce qui avait incité l’éditeur tchèque à adapter ce texte en bande dessinée, à l’origine ? J’ai envie de dire que l’humour de Boris Vian, son univers absurde et loufoque, peut aisément trouver un écho en Tchéquie où les gens ont aussi une forme d’humour spécifique…
« Vous avez tout à fait raison. Et ce n’est pas le fruit du hasard. Il y a quelques années, chez Ursula Vian, son épouse, là où je me trouve, et pour laquelle j’ai travaillé pendant 35 ans, il y avait une dame qui était serbe et qui connaissait beaucoup de langues de ce qu’on appelle l’Europe de l’Est et qui nous disait souvent qu’il y avait cet esprit-là. On a souvent imaginé d’ailleurs que Boris Vian avait des origines slaves ce qui n’est pas le cas : je rétablis une vérité. En réalité, c’était la famille Viana, donc d’origine italienne. Mais Vian a quelque chose qui a très vite plu à un certain nombre de pays. Je citerais également Denisa Kerschová également, qui a travaillé avec moi à la maison Vian pendant plusieurs années. C’est une grande amie. Aujourd’hui, on a plaisir à l’écouter dans ses émissions sur France Musique. Denisa vient régulièrement ici, elle a un lien, et a souvent consacré des émissions à Boris Vian et la musique classique. Elle me disait souvent : tu sais, en Tchéquie, Boris serait le roi ! Il a compris quelque chose qui est entre l’absurdité, le pas sérieux, tout en creusant les choses car il y a du fond derrière tout cela. J’aime beaucoup cela, j’aime beaucoup ce pays. Ce n’est pas un hasard que ce texte ait ainsi rebondi vers nous. Je remercie indirectement Denisa, tout le monde qui a participé à ce projet, et l’éditeur tchèque qui a eu cette brillante idée. C’est quand même une rencontre : on sent que ce projet a été bien mené et ça ne m’étonne pas qu’il ait plu en Tchéquie et qu’il revienne ici en France avec ce fond supplémentaire. »