Pavla Jazairiová : « Notre monde ne peut pas se passer de l’Inde »
« Ce qu’on appelle le tiers-monde, le monde en voie de développement, ne cesse de m’intéresser », dit Pavla Jazairiová. Ecrivaine et journaliste née en France, elle vit aujourd’hui en République tchèque, du moins quand elle ne voyage pas. Elle s’est rendue dans de nombreux pays d’Afrique, d’Asie, du Proche et Moyen-Orient et d’Amérique latine, et a publié une importante série de livres consacrés aux pays en voie de développement. Dans son dernier ouvrage intitulé « Příběhy » (Récits), elle emmène ses lecteurs en Colombie, en Inde et dans deux capitales européennes, et les invite à se poser des questions sur le monde « transformé, impitoyable et globalisé » dans lequel nous vivons. Pavla Jazairiová a parlé de son livre au micro de Radio Prague :
« Je ne sais même pas comment le dire en français, comment traduire le titre du livre. On ne peut pas dire que ce sont des histoires. Ce sont des aventures, des récits qui sont venus à moi au fil de ma vie. En fin de compte, je crois que je parle toujours de la même manière et des mêmes choses. J’ai 72 ans et cela fait près de 50 ans que je voyage. J’ai donc récolté différentes pensées et différents souvenirs. Vous savez, la Colombie et l’Inde, c’est le tiers-monde. Les grandes villes et la globalisation unifient tout. On ne peut pas dire que la globalisation soit une bonne chose ou pas. Personnellement, je trouve que, de manière générale, la globalisation détruit l’identité des différents pays tout en leur apportant beaucoup de choses. Peut-être est-ce donc un livre sur la globalisation. »
Il ne s’agit donc pas de simples récits de voyage, mais plutôt de pensées et de choses que vous avez vécues dans ces pays-là …
« Non, pas vraiment. Je raconte des histoires. Par exemple, je raconte très brièvement l’histoire de la civilisation précolombienne, je m’intéresse aussi au mélange qui est né de l’arrivée des occupants, des combattants, des guerriers espagnols, et puis de l’arrivée des esclaves noirs, de différents peuples qui cherchaient un avenir différent en Amérique latine. Et les mélanges se trouvent aussi en Inde. Ce sont de nouveau des histoires de conquérants, de civilisations qui s’interpénètrent et créent autre chose. »Dans les chapitres consacrés à la Colombie vous évoquez entre autres trois personnages très différents - Simon Bolívar, Pablo Escobar et Gabriel García Marquez. Pourquoi ces trois hommes ? Quelle empreinte ont-ils laissée dans la vie de la Colombie ?
« Chacun a laissé une empreinte très différente. Et puis il y en a d’autres aussi. Je trouve que ce sont des histoires fortes. Pablo Escobar – un criminel, qui a fait fortune. L’argent est très important. La personne qui n’a pas d’argent ne signifie rien. Simon Bolívar – l’idéaliste. Et Gabriel García Marquez – un homme qui sait raconter… »
…et prix Nobel de la littérature. Vous emmenez vos lecteurs en Inde aussi, un pays que vous avez visité à plusieurs reprises. Que vous a donné ce pays ? Et que peut-il nous donner à nous, habitants d’Europe centrale ?« Je crois que l’Inde est exceptionnelle pour son immense culture, une culture méconnue que l’on ne peut pas détruire facilement. L’identité des Hindous, qu’ils soient musulmans, bouddhistes, jaïnistes, chrétiens ou surtout hindouistes, est une identité extrêmement forte, et je crois qu’une vie ne suffit pas pour comprendre et connaître l’Inde. »
Vous évoquez Calcutta dans votre livre et ne cachez pas votre fascination pour cette ville. Pourquoi ? En quoi diffère-t-elle des autres mégalopoles ?
« Il y a trois mégapoles en Inde : Mumbai, Delhi et Calcutta. Trois mégapoles qui me fascinent de la même manière, chacune pour une raison différente. Delhi par exemple est une ville historique, extraordinaire, extrêmement ancienne. La civilisation qui est née à l’endroit où se trouve Delhi aujourd’hui est une civilisation millénaire. Delhi est aussi une ville musulmane, d’une certaine manière le berceau de la civilisation musulmane en Inde. Maintenant, c’est la capitale, une ville multiple où l’on trouve tout, mais dans les autres villes aussi. Mumbai, qui s’appelait Bombay, est également une ville à multiples facettes, une ville fascinante, magnifique, merveilleuse avec une baie extraordinaire. Et puis il y a Calcutta qui a été créée par les Anglais. Cela a d’abord été un petit port commercial avant que la ville ne se développe grâce aux Anglais, et c’est là qu’est née une intelligentsia vraiment hindoue, une intelligentsia hindouiste, qui est revenue aux racines mêmes de la civilisation. C’est là qu’a commencé la Renaissance bengalaise. C’est la ville de personnages extraordinaires comme Rabindranath Tagore, de penseurs réformateurs religieux, car l’hindouisme est une religion qui est déjà reformée, c’est une vraie philosophie. Calcutta est une mégalopole de civilisations tellement multiples, il y a tant de religions, tant de nationalités, tant de tendances… La vie y est tellement dynamique ! En plus, Calcutta a vécu des moments horribles dans son histoire et elle a survécu. C’est la ville de la déesse Kali qui est l’énergie féminine, il y a eu Mère Teresa, il y a des prostituées… Mais il faut subir et supporter Calcutta. Il faut y séjourner pendant un certain temps. »Aujourd’hui, vous pouvez comparer les différentes visites que vous avez faites en Inde. On parle beaucoup de l’évolution tumultueuse de ce pays qui est un sous-continent. Comment et dans quel sens l’Inde a-t-elle évolué ? Comment voyez-vous l’avenir de ce pays ?
« En fin de compte, j’ai confiance en l’Inde. Elle est restée longtemps fermée, maintenant elle fait partie de l’Organisation mondiale du commerce. Cela a changé beaucoup de choses. La globalisation a touché l’Inde, je crois, d’une manière plutôt négative, car la campagne hindoue est toujours très pauvre, il y a toujours une misère extrême. Les différences sont immenses. Il y a des millionnaires, des intellectuels, des universités, il y a tout, et pourtant la campagne est misérabiliste. J’ai été confrontée à des situations où plus le paysan produit, plus il perd. Il n’arrive pas à faire fructifier son travail. Beaucoup de paysans se suicident parce qu’ils ne peuvent pas payer leurs dettes. En Inde, il y a tout. Tout de quoi on parle, tout à quoi on pense. C’est une vitalité extraordinaire. Vous l’avez très bien dit, c’est un sous-continent, 1,3 milliard d’habitants. Notre monde ne peut pas se passer de l’Inde. Il faut avoir conscience de ce pays, de sa culture dont nous héritons tous, parce que c’est une civilisation indo-européenne. Les Hindous sont partout, en Europe, en Amérique, ce sont des médecins, ingénieurs, spécialistes, intellectuels, musiciens, artistes, écrivains… »Vous constatez dans votre livre les effets de la mondialisation. Sur certains points, les modes de vie dans des pays bien différents commencent à se ressembler, comme vous le rappelez d’ailleurs dans la préface de votre livre. En quoi nous ressemblons-nous déjà et en quoi sommes-nous encore différents ?
« Je crois qu’aujourd’hui on trouve l’exotisme et l’identité surtout en Europe. Heureusement, nous sommes différents mais nous nous ressemblons aussi les uns aux autres parce que nous sommes des êtres humains. Tous les êtres humains sont pareils. Tous les enfants ont les mêmes capacités, naturellement s’ils ne souffrent pas de malnutrition. Quand ils commencent à marcher, à parler, à s’intéresser au monde, tous les enfants sont comme des éponges qui veulent absorber la vie. En tout cela, nous sommes exactement les mêmes. Malheureusement, la misère et l’argent règnent aujourd’hui. L’argent a toujours régné, mais j’ai l’impression qu’il prend de plus en plus d’importance. Des valeurs comme la beauté, la connaissance, le savoir, l’amour et surtout la compassion, qui sont finalement présentes dans toutes les religions et dans la pensée de l’homme, perdent leur importance. Mais peut-être ai-je cette impression parce que je suis déjà vieille et que j’ai vu beaucoup de misère. »Votre livre se termine à Paris. Ce dernier chapitre est une sorte de conte sur deux amies. Marie est gravement malade et Dana vient à Paris pour s’occuper d’elle. Pourquoi avez-vous placé ce texte à la fin de votre livre ? Quelle est la part de fiction et d’autobiographie dans ce conte ?
« C’est tout à fait autobiographique, il n’y a aucune fiction. J’ai passé une partie de mon enfance à Paris, et la personne dont je parle et à laquelle je donne le nom de Marie - elle s’appelait autrement, c’était une Bretonne - m’a redonné la France, m’a redonné la civilisation française. Elle a enrichi ma vie d’une manière extraordinaire et il ne se passe pas un jour sans que je pense à elle avec une immense reconnaissance. Et grâce à elle, je pense et j’espère que j’ai mieux compris la pensée cartésienne, la civilisation française, ce qu’il y a de beau et ce que j’apprenais à l’école. Elle a élargi tout cela avec l’amour et l’attention qu’elle m’a donnés. »