Prague la belle-de-nuit
Regorgeant de bars et de clubs, Prague répond aux goûts les plus éclectiques, aux envies de tous ceux qui veulent s'y amuser et y passer du bon temps. Le soir venu, et jusqu'à l'aube, une drôle de cité, celle d'un autochtone slave parfois déroutant, devient fascinante. C'est dans les coins et recoins de cette ville, au coeur de sa vie nocturne, que nous vous emmenons...
Chaque nuit, telle ces malheureuses qui, alignées de la place Venceslas à la rue des Perles, bien rares quand même, s'amourachent de vos bourses, Prague, carrefour, coeur européen qu'elle est, s'offre aux passants du monde entier. On la plaindrait volontiers de bonne foi si elle n'exhibait un consentement aussi jouissif. Pourtant, lorsqu'aux premières lueurs matinales, les « babicka », grand-mères à la traîne de leurs progénitures poilues à quatre pattes, redeviennent les reines du trottoir, Prague s'assoupit et le temps de quelques heures retrouve alors sa face irrésistiblement mystérieuse ne délivrant, avec parcimonie, ses secrets qu'à ceux qui savent patiemment la courtiser. Et au sortir d'une nuit passée à déguster, puis ingurgiter par demi-litres l'or de Bohême et avoir fait de l'oeil, vitreux, aux descendantes de la princesse et patronne Libuse, les piaillements des oiseaux achèvent de vous convaincre que, plus que vos esprits, les bars étaient bien trop enfumés. Alors, le long des quais parfois embrumés de sa Vltava, vous découvrez, émerveillés, que Prague est une conquête définitivement rare. De celle qui, même, voire surtout, au petit matin, vous envoûte et vous pousse à savourer l'unicité du moment, à prendre conscience de l'urgence de refaire, en trinquant... ben oui, le monde, pour une énième fois. Encore et toujours plus beau que celui dessiné, quelques pintes plus tôt, à main et coude levés, sur le bord d'un zinc, en suivant les plans tracés par le regard complice et rêvasseur de votre fidèle alter ego de virée.
Mais Prague la nuit, ou aux petites heures du matin, c'est aussi différents mondes à découvrir. Comme celui de ces serpents de ruelles à tracer à pied pour s'y perdre et se laisser alors lentement bercer, l'esprit doucement vagabond, franchement rêveur et férocement mélancolique, par la fraîcheur et le calme enfin revenu. En affirmant un jour que « la mélancolie c'est le bonheur d'être triste », Victor Hugo avait caractérisé Prague sans le savoir. C'est le moment tant attendu de passer de la Vieille Ville à Mala Strana, au Petit Côté, en traversant le mystique pont Charles enfin déserté, de s'y arrêter et de s'accouder à son parapet à côté de la statue de saint Jean Népomucène auréolé dont la légende reflète presque à elle-seule le caractère de Prague. En 1393, Jean Népomucène, prêtre et confesseur de la reine, fut jeté par-dessus le pont sur ordre du roi Venceslav IV. Ce dernier, de nature très méfiant, soupçonnait, en effet, sa femme de lui être infidèle et c'est pourquoi il ordonna à Jean Népomucène de lui révéler le contenu de la confession de sa femme. Mais Népomucène refusa de céder à la pression du roi qui, dès lors, exigea des représailles. C'est ainsi que Jean Népomucène fut jeté du pont Charles dans la Vltava. Toujours selon la légende, une auréole serait alors apparue au-dessus de la rivière, à l'endroit-même où le brave Jean avait disparu. La statue du saint, canonisé en 1729, est depuis surmontée d'une auréole dorée rappelant son martyre. Accoudé au parapet du pont, les yeux perdus dans les profondeurs de la Vltava, c'est alors la rivière, son courant et sa force qui vous entraînent. La nuit est alors unique, plus belle et agréable que jamais...Mais Prague la nuit n'est pas seulement romantique, utopique, chimérique, fruit de l'illusion, du rêve et de l'imaginaire. C'est aussi une métropole moderne, grouillante, dynamique, qui, telle une mère indifférente, oublie parfois en chemin certains de ses enfants désorientés. Ceux-là même que l'on retrouve, toujours plus nombreux et miséreux, sur l'Avenue nationale, à quémander monnaie et cigarettes. Là, à l'arrêt d'un tramway qui ne semble jamais devoir arriver, sous la lumière des néons roses, bleus, jaunes des marchands de gyros et de pizzas, au milieu des papiers gras et des odeurs de viande grillée et de fromages panés, c'est la vraie misère de Prague et du monde qui saute aux yeux. Le réveil n'est pas brutal, mais la mélancolie d'Hugo qui convenait jusqu'ici si bien à Prague se transforme alors en bile noire, ce liquide visqueux et amer dont l'excès vous pousse à une profonde tristesse. André Gide avait beau dire que « la mélancolie n'est que de la ferveur retombée », n'empêche, l'ardeur vive et l'élan du coeur qui aimerait se livrer avec enthousiasme sont brisés. C'est « le soleil noir de la mélancolie », pourrait alors faire remarquer en romantique absolu Gérard de Nerval...
Puis le tramway rouge et blanc arrive enfin, surchauffé, prêt à vous emmener pour un ultime tour de ville. Mais avant de vous embarquer, il vomit sur le trottoir, les uns après les autres, ses passagers qui semblent tous plus fatigués et écrasés les uns que les autres par la noirceur de la nuit et la grisaille du quotidien. Voyager en tram offre une représentation fidèle de la société pragoise. Car même si la ville ne peut plus cacher sa misère, il n'en reste pas moins que ses paisibles habitants ont gardé l'habitude, quelque soit leurs origines et leurs conditions sociales, de se mélanger et de se mêler les uns aux autres, tous égaux les uns à côté des autres dans les transports en commun. Debout, ballotté par les zigzags du tramway, il est alors temps de rentrer. La nuit à Prague tire sur sa fin, aujourd'hui est déjà un autre jour et ce matin, demain, au lever, en sera encore un autre...