Quand le régime communiste tchécoslovaque prônait une vie sexuelle épanouie pour les femmes
Pourquoi les femmes ont-elles une meilleure vie sexuelle sous le socialisme : tel est le titre un brin provocateur du livre de l’ethnologue et anthropologue américaine Kristen Ghodsee paru en français en 2020. L’édition tchèque de son ouvrage d’origine de 2018 a été préfacée par la sociologue Kateřina Lišková, dont les travaux sont cités par la chercheuse américaine : elle est l’auteure d’une vaste étude parue chez Cambridge University Press sur la libération sexuelle sous le régime communiste, et plus particulièrement dans les années 1950, qu’on associe d’ordinaire plutôt aux pires années de la répression. Au micro de Radio Prague Int., Kateřina Lišková est revenue sur ce chapitre méconnu de l’histoire tchécoslovaque où l’Etat communiste totalitaire a dans le même temps paradoxalement contribué à l’émancipation des femmes. Avant cela, elle nous a rappelle comment elle est venue à s’intéresser au sujet :
« Pendant mes recherches doctorales, j’ai découvert que la sexologie tchécoslovaque était une science qui avait été établie dès 1921. De ce que je pouvais voir, elle avait été clairement très influente. J’ai voulu en savoir plus. Comme je suis sociologue, je sais qu’il faut parfois s’intéresser aux choses qui peuvent paraître inattendues : pour savoir comment fonctionne une société, il est parfois bon de s’intéresser aux choses qui ressortent de l’intime, comme c’est le cas de la sexualité. J’ai réalisé que c’était une nouvelle façon d’envisager la période communiste en étudiant d’un côté la sexologie comme science, de l’autre l’intimité vécue. Comment les gens vivaient-ils leurs relations intimes ? Comment leur disait-on qu’ils devaient les vivre ? Qu’est-ce qui était ‘normal’, ‘anormal’ ? A cet égard, les experts, les sexologues donc, ont joué un rôle de premier plan. »
Egalité, amour et orgasme, la recette d'un mariage épanoui
Le Coup d’Etat de 1948 en Tchécoslovaquie est associé à un changement de société totalement radical, avec les excès qu’on connaît liés aux procès politiques et aux persécutions. On associe aussi ce régime aux bouleversements liés au formatage des populations à être de bons ouvriers productifs. Quelle était la place pour l’intimité et la libération sexuelle dans cet environnement très cadré et sans doute très codifié ?
« Nous associons en effet les années 1950 en Tchécoslovaquie aux répressions, et seulement cela. Evidemment, ces répressions ont eu lieu et de nombreux opposants ont été exécutés. Néanmoins, au même moment, du point de vue légal, femmes et hommes se sont retrouvés sur un pied d’égalité. C’est en 1950 qu’entre en vigueur un nouveau Code de la famille qui établit que les hommes et les femmes sont égaux dans le mariage. Jusqu’alors, les lois héritées de l’empire austro-hongrois plaçaient l’homme comme unique chef de famille. Donc l’idéal socialiste d’égalité des classes correspondait aussi à une égalité des sexes. »
« Après la guerre, dans de nombreux pays, dont la Tchécoslovaquie, on s’intéresse aux questions de reproduction et de natalité : comment faire en sorte que survivent des enfants nés avec un faible poids à la naissance ? Comment aider les couples qui n’arrivent pas à avoir d’enfants ? C’étaient des questions d’importance nationale de faire en sorte d’avoir une génération future d’ouvriers. C’était certes la rhétorique de l’Etat, mais en pratique, les médecins avaient pour but d’aider les femmes à accéder à la maternité qu’elles souhaitaient. »
« Ces femmes venaient se soigner dans la station thermale de Františkovy Lázně. Et sur ces milliers de femmes venant en cure, 9% d’entre elles n’avaient en réalité aucun problème physiologique et se plaignaient de problèmes maritaux. Les gynécologues ont fait appel aux experts de l’Institut de sexologie qui ont lancé une grande étude. Eux étaient moins intéressés par la reproduction que par la vie sexuelle de ces femmes : ils se sont rendu compte que les femmes qui n’arrivaient pas à tomber enceinte étaient différentes de ce qu’elles qui attendaient un enfant. Les premières ne s’étaient en général pas mariées par amour, elles n’aimaient pas leur époux. Il se trouve que le socialisme des origines met l’accent sur l’amour entre deux êtres à égalité. Or les sexologues ont bien vu dans leur pratique clinique que sans amour, les unions étaient problématiques. Toutes ces questions d’égalité et d’amour, nécessaires à un bon mariage, on les retrouve dans les modes d’emploi publiés à l’intention des jeunes mariés. »
Donc ces experts prenaient en compte l’amour et une certaine satisfaction sexuelle des femmes comme facteurs d’un mariage réussi. Cet institut de sexologie a notamment étudié à l’époque l’orgasme féminin. C’est totalement précurseur et beaucoup plus tôt que ce qu’ont fait Masters et Johnson aux Etats-Unis au milieu des années 1960 : ces deux chercheurs américains ont aussi étudié l’orgasme féminin de manière scientifique comme le montre la série Masters of Sex diffusée il y a quelques années. Pourquoi cet institut s’y intéresse-t-il à l’origine ? Est-ce lié à ces questions que vous venez d’aborder ?
« Ces questions de reproduction et d’infertilité ont été le déclencheur de ces études sur l’orgasme féminin. Au tournant des années 1940-1950, la communauté médicale débat pour savoir si l’orgasme féminin contribue au fait de tomber enceinte. Les avis divergeaient. Les gynécologues de Františkovy Lázně ont bien vu que ces femmes qui se croyaient infertiles étaient en réalité dans des unions sans amour, sans égalité et sans sexualité épanouissante. Contrairement aux femmes de l’étude qui étaient enceintes, celles-ci n’avaient en général jamais eu d’orgasme et souvent faisaient tout pour éviter de coucher avec leur mari. Pour ces sexologues des années 1950, c’était donc un tout : amour, égalité, orgasme féminin. Au tournant des années 1960, une grande conférence sur le sujet a été organisée, où il a été clairement dit que dix ans après le changement de régime, l’égalité hommes-femmes n’était pas atteinte, que les femmes étaient des êtres émancipés, que leur travail était un aspect important de leur identité et que pour éviter qu’elles ne soient épuisées par la gestion famille/travail, pour qu’elles aient envie de faire l’amour avec leur mari, les hommes devaient s’impliquer à égalité dans la gestion du foyer et dans l’éducation des enfants. »
Une émancipation des femmes bien avant 1968
En ce qui concerne ces grands changements comme le droit au divorce, à l’avortement, y a-t-il eu des résistances du côté des hommes où certains auraient préféré conserver les choses en l’état ?
« A chaque fois qu’une nouvelle norme radicale est imposée dans une société, il faut toujours un certain temps pour que cela entre dans les mœurs. Dans le cas présent, celui des relations maritales, on voit certains arguments émerger dans les cas de procédures de divorce. J’ai consulté de nombreux jugements relatifs aux divorces à Bratislava, en Slovaquie. On voit que dans les années 1950, les anciennes habitudes se maintiennent encore longtemps. A cette époque, l’infidélité est encore un argument majeur pour dissoudre une union. Dans certains cas, les femmes évoquent des violences conjugales, l’alcoolisme de leur époux, mais c’est l’infidélité qui prime comme argument suprême. Mais dans les années 1960, gros changement : on se retrouve avec des cas de femmes mariées longtemps, vingt ans par exemple, et qui se plaignent de violences, de l’alcoolisme du conjoint, et les tribunaux se mettent à accepter de nombreux divorces pour ces raisons-là. Les violences conjugales ou envers les enfants deviennent l’argument majeur. Dans les années 1970 et 1980, on se retrouve avec des divorces faute d’amour et de satisfaction de la part de femmes : elles veulent divorcer parce qu’elles ne sont pas heureuses ou aiment quelqu’un d’autre, et cela suffit désormais à leur accorder la séparation. »
On associe souvent la libération sexuelle à l’année 1968 dans les pays occidentaux, mais vous montrez qu’avec la normalisation, le repli de la société tchécoslovaque sur elle-même, cette libération sexuelle des femmes tchécoslovaques prend un coup dans le pays… Comment l’expliquez-vous ?
« Il s’agit surtout de la libération des genres parce qu’en ce qui concerne la libération sexuelle, c’est un processus qu’il n’était plus vraiment possible d’arrêter. Il est intéressant de voir que dans les années 1970, 1980, dans les pays voisins de la Tchécoslovaquie, notamment en Hongrie, il y a un véritable boom libéral en termes de recommandations sur la sexualité, alors que chez nous, plus vraiment. Aujourd’hui, cela peut paraître surprenant, mais en termes d’éducation sexuelle, la Pologne et la Hongrie deviennent plus libérales que la Tchécoslovaquie à cette époque. »
« Le régime de normalisation a beaucoup mis l’accent sur la famille. Soudain, l’idée a germé que la mère et ses enfants étaient une entité inséparable, ce qui était un changement énorme par rapport à l’époque précédente. D’ailleurs, le père disparaît complètement des discours officiels sur ces questions, de même que l’idée qu’il puisse s’impliquer dans le foyer. Dans d’autres Etats socialistes, on voit au contraire émerger des photos de pères changeant des couches, pas chez nous. »
« Le régime de normalisation a commencé à distribuer beaucoup d’allocations liées au fait d’avoir des enfants. Comme la courbe des divorces n’a cessé de grimper, il y a eu de plus en plus de femmes divorcées seules avec enfants qui recevaient des allocations relativement généreuses. Donc l’Etat faisait la promotion de la famille, papa, maman et les enfants, mais en pratique les femmes qui voulaient divorcer pouvaient le faire sans crainte de précarité financière grâce à ces allocations. D’après une étude réalisée par des démographes au tournant des années 1970 et 1980, ces femmes divorcées avec enfants apparaissaient comme plutôt satisfaites de leur vie et parfois même plus à l’aise financièrement. Voilà donc le résultat totalement bizarre d’une politique d’Etat pro-famille… »
Moins de pressions, plus de désir
Ethnographe et anthropologue américaine Kristen Ghodsee a publié en 2018 un ouvrage intitulé de manière un peu provocatrice Pourquoi les femmes ont une meilleure vie sexuelle sous le socialisme ? Pour elle capitalisme, néolibéralisme et marché libre ont des effets directs et délétères sur l’indépendance des femmes, qu’elle soit sexuelle et/ou économique. Les femmes tchèques avaient-elles donc vraiment une meilleure vie sexuelle sous le socialisme ?
« Je pense que sous de nombreux aspects, oui, c’était le cas. Si l’on prend par exemple ce fameux soutien financier aux femmes qui a eu une autre conséquence que celle envisagée au départ, on voit bien que les femmes n’hésitaient pas à divorcer car elles n’avaient pas peur de se retrouver en situation de précarité financière. Or ça, c’est une situation typique des femmes qui vivent sous un régime capitaliste, notamment dans les classes inférieures : si elles ne sont pas dans une relation, elles sont pauvres, et si elles décident de quitter leur compagnon, elles n’ont pas les moyens de se payer un logement ou même les choses de base. En cela, les femmes tchèques sous le socialisme n’ont jamais eu à gérer ce genre de problèmes ce qui leur conférait une certaine liberté. »
« La deuxième chose, c’est qu’à cette époque, il n’existait pas de pression par rapport à l’apparence physique des femmes. C’est libérateur pour les femmes et pour leur sexualité de ne pas avoir peur de ne pas être assez minces ou de ne pas se demander si elles ont une assez grosse poitrine. Je m’en souviens, car j’ai grandi dans les années 1980, et nous ne nous préoccupions pas du tout de ces questions. Et soudain, dans les années 1990, après le changement de régime, de nouveaux problèmes, comme l’anorexie par exemple, sont apparus. Or cette liberté de n’en avoir rien à faire de son physique, c’est quelque chose de très important. Les gens qui n’apprécient pas qu’on dise que certaines choses étaient mieux sous le socialisme amènent toujours des contre-arguments comme le manque de liberté, l’impossibilité de voyager à l’étranger et de consommer. C’est évidemment tout à fait vrai, mais avec la très faible pression relative à la consommation, la pression pour avoir un corps féminin parfait était quasi inexistante. C’est ce qui a changé après 1989 et je pense que cela a beaucoup impacté, de manière négative, la façon de se voir des femmes et leur vie sexuelle. »
Etudier la société communiste dans toute sa complexité
Cette réflexion est intéressante. Je voulais justement vous poser la question si vous avez eu des réactions négatives à votre étude ? Ces dernières années, il y a eu des débats assez vifs, notamment dans la communauté historienne, sur certaines études de la société sous le communisme. Pour certains, étudier des aspects de la vie quotidienne des gens ordinaires reviendrait à réhabiliter un régime par ailleurs totalitaire et meurtrier. Or votre étude montre justement une réalité plus nuancée…
« En fait, j’attendais que ces réactions négatives arrivent. Pour dire vrai, je ne lis pas les débats sur Internet et je ne suis pas très active sur les réseaux sociaux. Mais cette année sa version tchèque doit sortir chez Host, donc on verra s’il y a des réactions après. Mais oui, en effet, j’ai remarqué moi aussi ces débats très vifs sur : doit-on afficher le portrait de Milada Horáková (juriste et députée démocrate exécutée sous le régime communiste, ndlr), ou non, et si on ne le fait pas, qu’est-ce que ça signifie, est-ce que cela veut dire qu’on est un traître ? Je pense que c’est très générationnel : en Tchéquie, il y a encore beaucoup de gens de 50, 60 ans pour lesquels le régime de la normalisation a gâché leur jeunesse. Ces gens ont une idée bien précise de ce qu’était le communisme : une horreur. Je ne mets pas du tout en doute leur expérience. Il est très clair que le régime a détruit la vie de nombreuses personnes, que nombreux sont ceux qui ont dû émigrer parce qu’il leur était impossible de vivre. Mais en tant que sociologue, je suis persuadée que si on ne comprend pas tous ses aspects, on ne comprendra pas ce régime et les dynamiques à l’œuvre dans cette société. Une question logique s’impose : comment les gens ont-ils supporté de vivre dans cette horreur-là ? Justement, parce que la vie quotidienne des gens ordinaires, de la majorité de la population, n’était pas si horrible que cela. Dire cela en République tchèque aujourd’hui revient pour beaucoup à dire que je défends le régime communiste. Je ne défends pas les communistes, mais j’estime qu’on doit comprendre la société dans toute sa complexité. La vie de nombreuses personnes n’a pas été influencée par les slogans ou par les procès politiques, mais plutôt par la politique sociale de l’Etat, par les lois et leurs droits liés au droit familial. Ce sont autant de choses qui influencent bien plus la vie des gens que les grandes déclarations politiques. »
L’ouvrage de Kateřina Lišková Sexual Liberation, Socialist Style. Communist Czechoslovakia and the Science of Desire, 1945–1989, devrait paraître dans sa version tchèque à la fin de l’année 2022.