Qu'est-ce que la bibliophilie?
Dans cette rubrique nous parlons du contenu des livres, de leurs auteurs, de leur style, mais nous oublions leur aspect extérieur, leur présentation, leur beauté et leur laideur. Car il faut le dire, les livres sont comme les hommes. Ils peuvent être beaux, médiocres ou franchement laids et ils peuvent ainsi rendre aux écrivains de bons ou de mauvais services. Le lecteur courant ne prête souvent pas beaucoup d'attention à ces particularités et la beauté ou la laideur du livre agissent sur lui à son insu. Il y a cependant une catégorie des lecteurs qui prêtent à l'aspect du livre une attention tout à fait particulière et pour lesquels le livre qui n'est pas beau n'est pas un livre. Il s'agit des bibliophiles et leur passion, car c'est une véritable passion, s'appelle bibliophilie.
Je vous ai déjà dit dans le programme consacré à l'histoire du livre tchèque que le beau livre a une longue tradition dans notre pays. Déjà en 1129 le prince tchèque Sobeslav 1er a offert au Chapitre de Vysehrad près de Prague, outre de nombreux objets précieux, aussi un certain nombre de livres de grande valeur. Et ce n'était pas un don négligeable car un livre avait, en ce temps-là, la valeur de tout un village ou d'un grand champ. On soignait beaucoup également la présentation artistique du livre orné souvent par de belles illuminations. Parmi les amateurs, ou si vous voulez les bibliophiles avant la lettre, il y avait des empereurs et des rois, dont Charles IV qui a fondé à Prague la première université en Europe centrale. Il lui a fait don d'une bibliothèque comptant 1200 manuscrits. Son fils, Venceslas IV, roi de Bohême, a rassemblé une immense bibliothèque et savait apprécier la belle présentation des livres et la beauté des illuminations. Il exigeait de ses artistes la fantaisie et attirait leur attention, tournée généralement vers les Saintes Ecritures, aussi vers notre monde, vers la vie de tous les jours. Ainsi on trouve dans la Bible qui porte le nom du roi Venceslas IV, et qui a été créée entre les années 1390 et 1395, de belles images représentant la vie quotidienne au Moyen Age. Des couvents et des dignitaires d'Eglise, dont le premier archevêque de Prague, Arnost de Pardubice, possédaient également d'importantes collections de beaux livres.
La bibliophilie dans le sens moderne n'a vu le jour cependant que vers la fin du siècle dernier. C'était la réaction à la décadence générale du livre fabriqué de façon industrielle et devenu un article commercial. Les amateurs de beaux livres revenaient aux ouvrages anciens et admiraient la perfection de ces petits chefs- d'oeuvre, témoins de la maîtrise des artisans du temps révolu. Ils ont décidé donc de publier et de créer, eux mêmes, les livres qui devaient répondre aux critères bien définis, et de renouer donc avec la tradition. Le premier livre publié en Bohême par les bibliophiles a été un recueil de poésies d'Arnost Prochazka. C'était le premier ouvrage de la collection publiée par la Revue moderne, tribune des représentants de la littérature décadente tchèque. Parmi les auteurs qui écrivaient dans cette revue il y avait non seulement le poète Arnost Prochazka, mais aussi par exemple le père de la poésie décadente tchèque Jiri Karasek de Lvovice. Aujourd'hui, le recueil des poésies d'Arnost Prochazka est une pièce de collection très recherchée et bien sûr très chère. Au moment de sa parution, son auteur se heurtait cependant à de grandes difficultés de caractère technique. On manquait pratiquement de tout: il n'y avait pas assez de types de caractères, on manquait de papier de qualité, on se heurtait aussi au manque d'intérêt des artistes et des typographes. Peu à peu cependant un cercle de poètes et d'artistes très doués s'est formé autour de la Revue moderne. L'aspect artistique des premiers livres a été confié tout d'abord à une femme. Elle s'appelait Zdenka Braunerova et elle était peintre. Nous avons parlé d'ailleurs de cette femme exceptionnelle dans cette rubrique plusieurs fois déjà dans d'autres contextes. C'est elle qui a démontré aux autres artistes qu'un livre pouvait devenir une véritable oeuvre d'art. Bientôt d'autres peintres et d'autres graveurs voulaient se mesurer avec cette tâche nouvelle, avec cet art nouveau qui ne voulait pourtant rien d'autre que de faire revivre le savoir-faire des artisans du passé. Parmi les nouveaux adeptes de la bibliophilie il y avait par exemple le graveur Frantisek Kobliha, le célèbre peintre et auteur d'affiches pour Sarah Bernhardt, Alfons Mucha, le dessinateur Mikolas Ales, le peintre Frantisek Kysela, le graveur Max Svabinsky et un peu plus tard aussi le graveur Vojtech Preissig, le peintre Jan Preisler et le père de l'art abstrait Frantisek Kupka qui allaient donner à la bibliophilie un aspect de modernité. Ils sont tous devenus fondateurs des principes de la bibliophilie et de ses règles qui concernaient non seulement le travail d'artiste mais aussi le travail d'imprimerie, le choix du papier et de types de caractères, etc. Les ouvrages ainsi préparés étaient achevés ensuite par Karel Bradac, relieur d'art, qui, lui aussi, a contribué de façon considérable à la résurrection de l'art du beau livre.
En 1908, on a fondé l'Association des bibliophiles tchèques qui existe et travaille jusqu'à nos jours. Le premier livre publié par cette association, qui n'a pas tardé à s'imposer parmi les bibliophiles, a été le Testament de Jan Amos Komensky-Comenius, grand pédagogue et philosophe tchèque du 17ème siècle, livre orné d'illustrations du peintre Adolf Kaspar et préparé à l'impression par le typographe Karel Dyrynk. La bibliophilie et le beau livre sont aujourd'hui en République tchèque les activités principales de la maison d'édition Lyra pragensis fondée pour présenter la poésie au lecteur dans des livres d'un haut niveau artistique.
On peut dire donc que la bibliophilie n'est pas seulement l'amour des livres, ce qui est une définition qu'on trouve souvent dans les dictionnaires, mais que c'est surtout une discipline artisanale et artistique. Quelles sont ses règles principales? Pour être apprécié par des bibliophiles un livre doit être imprimé, avec de beaux caractères et sur du bon papier, avec de belles illustrations et bien sûr le texte imprimé doit avoir une qualité littéraire incontestable. Jadis, ces règles étaient cependant encore plus sévères. La composition du texte devait être faite à la main, ce qui est une condition qui est de plus en plus difficile à réaliser à l'époque des méthodes d'impression très sophistiquées. De même le papier devait être fabriqué à la main et les illustrations devaient être réalisées par des méthodes graphiques, c'est-à-dire, par exemple, gravure, xylographie, eau-forte, pointe sèche, etc. Le tirage d'une telle oeuvre ne devait pas dépasser 200 exemplaires, chaque illustration devait être signée par l'artiste, chaque exemplaire devait être numéroté et signé par l'auteur ou le traducteur. Vous voyez donc qu'il s'agit d'une discipline aux règles assez sévères qui ne sont pas tout à fait respectées de nos jours mais qui ne cessent d'attirer, d'une part, les meilleurs artistes et, d'autre part, les collectionneurs passionnés de beaux livres.