"Reconnaître Kundera comme le plus grand auteur tchèque de notre époque"
Emission consacrée aujourd'hui à l'auteur tchèque contemporain le plus lu dans le monde. Auteur tchèque ou d'origine tchèque, puisque Milan Kundera, qui a fui la Tchécoslovaquie communiste en 1975, dispose de la nationalité française et surtout a écrit toutes ses dernières oeuvres en français. Des oeuvres traduites et vendues dans le monde entier, sauf dans son pays natal. L'auteur estime en effet qu'il est le seul habilité à traduire ses romans dans sa langue maternelle, mais concède qu'il n'en a pas le temps. Une attitude qui ne fait que creuser le fossé qui sépare Kundera des Tchèques.
Pour en parler avec nous aujourd'hui, l'écrivaine et journaliste Tereza Brdeckova. Au début de l'été, une version tchèque de L'identité a été publiée gratuitement sur internet. La publication de cette traduction pirate a provoqué de nombreuses réactions dans la presse, dont la votre dans l'hebdomadaire Respekt, sous le titre 'Ne perdons pas Kundera'.
« Il faut dire que la version tchèque a été publiée clandestinement, pas commercialement. C'est une provocation, pas vraiment un vol commercial, parce que son auteur a fait paraître la traduction de L'Identité en disant en même temps 'Cher Monsieur Kundera, nous vous aimons beaucoup en tant que lecteurs mais vous ne nous permettez pas de lire vos livres', car comme vous savez Kundera n'a jamais donné son accord à la traduction de ses romans écrits en français et en plus il bloque la publication de ses romans écrits en tchèque et publiés à Toronto avec la littérature dissidente. De ce point de vue-là c'est tout à fait logique, c'est un geste de jeunes gens pour lesquels Kundera est un auteur qui fait partie de l'examen du baccalauréat de littérature tchèque, alors cela veut dire quoi ? »
Vous comprenez ce point de vue ?
« Absolument, et il fallait le faire. Par contre, je ne suis pas d'accord avec les réactions car il y a beacoup de monde qui a dit : 'Ah, finalement on l'a bien eu'. Car il faut dire que Milan Kundera est vraiment le plus grand auteur tchèque, qui n'a jamais été vraiment reconnu ici. Je pense que c'est parce que le milieu tchèque est assez provincial - comme l'a dit Milan Kundera beaucoup de fois - et ne pardonne jamais le succès international. C'est-à-dire que les Tchèques disent 'tu es célèbre dans le monde entier, mais il faut que tu fasses encore mieux pour être accepté ici'. Par exemple dans les critiques des livres de Kundera, il y a toujours quelque chose de négatif. Et j'ai souvent l'impression que, si je ne lis pas moi-même ses livres, c'est un auteur médiocre. Je pense, et c'est pourquoi j'ai écrit mon article, qu'il faut dire une fois pour toutes de façon très ouverte que c'est un grand auteur, le plus grand auteur tchèque qu'on a, même s'il écrit en français. Pour moi, L'Ignorance est un livre écrit en français mais c'est très profondément tchèque dans l'esprit. Il faut vraiment le reconnaître comme l'auteur tchèque le plus grand de notre époque et reconnu mondialement. »
Doit-on dire auteur tchèque ou auteur d'origine tchèque ?
« Pourquoi écrit-il en français ? Il l'a dit beaucoup de fois et on l'oublie souvent. Il écrit en français parce que ses livres vivent leur vie comme des traductions. Pendant beaucoup d'années, il n'avait aucune chance d'être publié normalement en Tchécoslovaquie alors c'est une décision tout à fait normale, tout à fait claire. Par contre je pense que celui qui peut le lire en français ou autre langue étrangère reconnaît quelqu'un de typiquement tchèque. Et moi je pense que si Kundera ne se sentait pas tchèque avant tout, il ne bloquerait jamais la publication de ses ouvrages. Pour moi, c'est la preuve que c'est les Tchèques qu'il estime le plus. »
Avez-vous lu cette traduction pirate et si oui qu'en pensez-vous ?
« Je pense que c'est pas mal, mais je suis absolument sûre que Kundera ne serait jamais d'accord parce qu'il est perfectionniste et ce n'est pas vraiment le niveau de tchèque qu'il a l'habitude d'employer. Ce que je voulais dire est que c'est un pas vraiment dangereux, qu'il ne faut pas le faire parce que je suis d'accord avec sa conception de l'auteur comme quelqu'un d'unique. C'est sa fameuse étude sur Cervantes selon laquelle il faut protéger les droits moraux. Personne n'a le droit en Europe de voler une oeuvre à son auteur. C'est la raison pour laquelle j'ai écrit mon article. Le problème, et j'y repense de plus en plus, est la situation à l'heure d'internet. On ne peut pas protéger votre oeuvre. »
Vous parliez des rapports peut-être difficiles des Tchèques avec leurs concitoyens qui ont réussi à l'étranger et de la place particulière des exilés dans la société tchèque. Je repense à Mirek Topolanek, qui en présentant son cabinet a déclaré qu'il y avait 15 ministres dont deux femmes et deux exilés, comme s'ils représentaient une catégorie à part dans ce pays.
« Oui, je pense que c'est toujours une catégorie. D'ailleurs j'ai tourné un documentaire sur ce thème l'année dernière. Cela reste un thème, en tout cas pour la génération de plus de 35 ans. Parce que vous avez des milliers de personnes qui sont revenues et qui ont évidemment des attitudes différentes, beaucoup plus cosmopolites, plus ouverts, et aussi beaucoup plus critiques vis-à-vis des Tchèques... »
Dans le quotidien Lidove noviny, un critique a émis l'hypothèse que la traduction pirate avait été publiée par Kundera lui-même. Qu'en pensez-vous ?
« Je pense que le garçon qui a écrit cela est très jeune. Comment peut-on penser que quelqu'un qui a 75 ans a assez de temps pour traduire pendant quatre mois son propre livre sans être payé et le mettre en ligne sur Internet ? C'est absurde... »