Anna Kareninová : « En traduisant Kundera en tchèque, j'ai beaucoup appris sur ma langue maternelle »
La conception de la pierre tombale de l'écrivain Milan Kundera résultera d'un concours artistique. Ainsi en a décidé la semaine dernière la municipalité de Brno, où se trouve depuis peu la Bibliothèque Milan Kundera et qui s'attend à ce que le concours soit annoncé au début de l'année prochaine. Les restes du couple Kundera seront déposés au cimetière central après la création de cette stèle. Il s’agira alors du retour très symbolique de l’auteur – décédé l’année dernière – dans sa ville morave natale, en accord avec les dernières volontés de sa veuve Věra, morte il y a trois semaines en France, le pays où ils se sont installés dans les années 1970. Anna Kareninová est la traductrice de renom qui a eu pour difficile mission de traduire en tchèque les livres écrits en français par Milan Kundera. Elle est au micro de Radio Prague Int.
« Je suis Anna Kareninová - ou Anna Karenina - et je suis traductrice de quatre romans français de Milan Kundera »
Ce n'est pas banal de traduire un auteur de sa langue d'adoption vers sa langue maternelle - est-ce que cela a été un travail extraordinaire pour vous ?
« Tout à fait, absolument. Je suis traductrice de Céline aussi, mais Céline, il faut établir sa langue tchèque pour le traduire, tandis que traduire un auteur tchèque de sa langue d'adoption, ça demande de connaître très bien ses œuvres écrites en tchèque et puis rétablir son tchèque de nouveau. »
Vous m'aviez dit par le passé que vous aviez même senti le français derrière ses écrits tchèques. Comment ça se fait ?
« Parce qu’en traduisant son français j'ai essayé de traduire en tchèque comme on dit ‘lege artis’ : il y a des processus de traduction depuis la langue française en tchèque adopté par tous les traducteurs tchèques. Mais avec Milan Kundera cela n'a pas marché, parce que j'ai découvert que même avant de venir en France, avant tout ça, il employait une syntaxe qui était tout à fait semblable à la syntaxe française. Donc j'ai dû traduire mot pour mot, parce que la traduction me semblait être incorrecte, parce que les phrases n’étaient pas très belles, etc. Mais après j'ai remarqué que ça constitue le style Kundera, son style tchèque même avant qu'il arrive en France. »
Que vous inspire le retour de Kundera à Brno, dans sa ville natale, le retour des restes de cet écrivain devenu un écrivain franco-tchèque ?
« Peut-être que je ne devrais pas parler de ça, parce que je suis persuadé que sa bibliothèque devait être en France, à Paris. Pourquoi ? Parce que c'est un écrivain mondial, il est reconnu dans le monde entier, les chercheurs viendraient plutôt à Paris qu'à Brno donc sa gloire ou sa réputation peut diminuer avec les années, parce que venir à Brno est plus difficile que de venir en France étudier son œuvre. »
Vous avez été en contact avec les époux Kundera pour traduire son œuvre, est-ce que cela a été un échange permanent, un aller-retour entre votre traduction et les corrections ?
« Oui, mais cet échange était autre chose, pas des corrections mais des questions de ma part et des réponses, de la part de Vera plutôt parce qu'elle demandait à son époux et il répondait puis elle m'écrivait que le mot était correct ou non. »
« Milan Kundera a beaucoup d'admirateurs en Tchéquie aussi »
Que pensez-vous de ce rapport difficile entre la Tchéquie et l'écrivain Milan Kundera, est-ce que vous considérez que c’est du ressort de l'incompréhension ?
« Il y a beaucoup de lecteurs tchèques de Milan Kundera, beaucoup d’admirateurs ici, donc il n'y a pas d'incompréhension, mais ce sont des choses plutôt personnelles entre quelques personnes - maintenant historiques parce que toutes sont mortes déjà ou presque toutes. Mais c'est incorrect de parler d'incompréhension ou d'une certaine froideur, cela concerne quelques personnes. Il y en a d'autres qui n'ont pas ce ressentiment envers lui. »
Est-ce qu'une partie de cette relation quand même compliquée, même s'il ne s'agit pas d'une incompréhension selon vous, peut trouver une explication dans son roman L'ignorance ? Il y est question du retour de Tchèques exilés, du retour difficile après la révolution de Velours de personnes émigrées après l'écrasement du Printemps de Prague.
« Il est toujours difficile ce retour, surtout pour des gens exilés. Si vous vivez quelque part ailleurs et que vous revenez régulièrement, vous ne perdez pas vos contacts et vos repères, tandis que si vous rentrez après 15 ou 20 ans, les gens sont différents et vous êtes différents. Il y a une incompréhension qui se sent et ce n'est la faute de personne, c'est juste la vie. »
« Et on ne connaît pas beaucoup la contribution de Milan Kundera à la connaissance de la littérature tchèque en France. C'est lui qui a recommandé à Gallimard des auteurs tchèques. C'est dommage qu'on ne le sache pas beaucoup. »
On ne peut pas faire abstraction dans cette relation compliquée entre la Tchéquie et Milan Kundera de cet épisode en 2008 de la publication de l'article dans Respect (où il est accusé d’avoir été un délateur au service du régime communiste dans les années 1950, ndlr). Avez-vous été marquée par cet épisode vous-même ?
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« Oui, je n’y ai pas cru, même à cette époque, parce que les documents n'étaient pas signés et puis il y avait un ancien inspecteur de police qui avait une explication tout à fait plausible de ce qui s'était passé - c'est tout à fait autrement que Respekt l’a présenté, c'est tout ce que je peux dire. Il y a du pour et du contre. Je n'aime pas quand on accuse quelqu'un avec des preuves si faibles. On ne fait pas ça. Parce que l'accusation a beaucoup marqué Milan Kundera, beaucoup, ce n’est pas juste de faire ça. »
Pourquoi écrire sur sa vie s'il voulait qu'elle disparaisse derrière ses romans ?
Des livres ont récemment été publiés en France sur Milan Kundera, de plusieurs auteurs qui ont cherché à se rapprocher de l’écrivain. Vous êtes même citée, je crois, dans l'un d'eux. Qu’est-ce que vous pensez de ces nouveaux écrits sur la fin de vie de l'écrivain ?
« Pour autant que je sache, Milan Kundera ne voulait pas être le sujet d’écrits biographiques. Donc je ne sais pas pourquoi on fait ça. Même si ces livres ne sont pas méprisants ni hostiles, si quelqu'un veut disparaître, si quelqu'un veut que sa vie disparaisse derrière ses romans, alors pourquoi écrire sur sa vie, sur ses dernières années, sur sa maladie… C'est triste, ça m'a attristée, vraiment. »
Pour revenir à cette relation compliquée entre l’écrivain et la Tchéquie, ce qui a également « coincé aux entournures » pour de nombreux Tchèques, ce sont ses écrits dans le plus pur style du réalisme socialiste de l'époque. Des écrits qu'il n'a pas voulu publier dans la Pléiade. Est-ce que ça a joué un rôle important dans cette relation avec son pays natal selon vous ?
« Oui et non, parce que, pas tous, mais quelques-uns des écrivains et des poètes importants tchèques à cette époque ont écrit les mêmes choses, parce qu'il était peut-être tout à fait enthousiasmé par la fin de la guerre, par le socialisme, peut-être qu’il a cru que cela pouvait rendre la vie meilleure. »
« C'est dommage, parce qu'il y en avait d'autres qui ont vu depuis le début que c’était une chose presque criminelle. Milan Kundera et d’autres aussi ont reconnu s’être trompés, donc… »
« Dans L'insoutenable légèreté de l'être, il y a tout. »
Est-ce qu'en vous replongeant intensément dans ces écrits pour le traduire, vous avez constaté qu'il faisait partie - comme le considèrent beaucoup de gens - des plus grands écrivains de ce siècle dernier ?
« On ne peut pas dire qui est grand et qui n'est pas grand, mais il est certain que Milan Kundera a marqué la littérature du siècle dernier, avec son style, avec sa façon de réfléchir sur l'histoire et en même temps sur les possibilités du roman. Comme Proust, Céline, Dostoïevski ou Joyce - ils ont tous créé une certaine possibilité pour le roman. Kundera aussi, c’est sa contribution à la littérature du siècle dernier. »
Est-ce que vous avez regretté à un moment d'avoir accepté ce travail, d'avoir accepté de le traduire dans sa langue maternelle ?
« Non, pas du tout. Mais c'était peut-être une complication dans mon travail, parce que je traduis Céline en tchèque et j'ai dû ralentir... Je traduis aussi Ezra Pound et c'est la même chose, parce que j'ai eu plusieurs années consacrées à la traduction de Milan Kundera. »
« Mais j'ai appris beaucoup sur ma langue maternelle, sur le tchèque et sur les possibilités de la traduction parce que j'ai étudié en même temps les procédés de la traduction de Milan Kundera lui-même quand il traduisait par exemple ses essais en tchèque. Il faut aussi dire que l’amitié avec Věra Kundera a été pour moi très très précieuse. »
Si quelqu'un venait ici dans ce parc de Prague nous demander quel livre choisir de Milan Kundera, vous qui les connaissez si bien vous recommanderiez lequel ?
« Peut-être L'insoutenable légèreté de l'être. Il y a tout, sur les pays disons soviétiques et même sur l'Ouest, tout y est aussi. C'est un roman très bien composé. Et de ces quatre ‘romans français’, si on veut comprendre la situation au retours de l'exil, donc ce serait L'ignorance. Mais pour moi le plus intéressant était La fête de l'insignifiance. »
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