Retour sur un phénomène malconnu: le rock tchécoslovaque dans les années 60

Le groupe Olympic

Des années 60 en Tchécoslovaquie, l'opinion publique occidentale aura surtout retenu l'image des chars soviétiques à Prague et l'idée d'une tentative de réforme étouffée. Pourtant, depuis le début des années 60, les artistes et écrivains réveillent petit à petit une frange de la société. Passé totalement inaperçu en Occident, le phénomène du rock tchécoslovaque en est une vivante illustration.

La statue de Staline sur la colline de Letna
"Ils se convulsaient, ils montaient sur la scène et y agitaient les mains de manière hystérique. Puis ils se mirent à détruire les chaises... ". Ainsi témoigne un journaliste tchèque lors d'un concert de rock à Prague en 1967. En 1965, un journaliste de Spiegel de passage à Prague titrait à l'occasion d'un autre concert: "De part et d'autre du rideau de fer, les filles s'arrachent les cheveux ".

Comment une telle situation fut-elle possible dans un régime communiste devenu l'un des plus conservateurs du bloc de l'Est ?

Au début des années 60, le 1er secrétaire Novotny se voit contraint d'assouplir la pression politique. De force plus que de gré ... Première contrainte: Moscou. Depuis le 20ème congrès du PCUS en 1956 et la déstalinisation entamée par Kroutchev, la ligne officielle a changé et l'heure est au dégel avec le camp occidental. En 1960, la statue de Staline sur la colline de Letna est détruite.

Symbole d'une ère nouvelle avec, en haut, un pouvoir contraint de s'adapter à la nouvelle donne, bien malgré lui et, en bas, une société civile marquée par le bouillonnement créatif qui touche alors la Tchécoslovaquie.

Si le renouveau du cinéma ou du théâtre tchèque pendant les années 60 sont connus, le phénomène du rock est passé, lui, inaperçu. De passage dans la capitale tchèque en 1967, le journaliste français Pierre Philippe, notait : " le jeune Novak s'apprête à sortir. Il a une répétition avec son Bigbeat, une de ces formations de musique qui font ici fureur parmi la jeunesse. Il porte le cheveu long, le blue-jean avec chemise voyante de rigueur ". Et il ajoute : " On a du mal à imaginer qu'il ait suivi, dans l'après-midi, un cours de marxisme-léninisme à son collège technique. On l'avait embrigadé dans la CSM, l'Union de la Jeunesse. Aujourd'hui, il appartient à cette vague qui inquiète tant l'Etat ".

En 1964, la Beatmania déferle sur la Tchécoslovaquie. A Prague, les Olympic font leur 1ères armes en reprenant les tubes des gars de Liverpool. A Bratislava, les Beatmen puisent à la même source. Reprises en anglais sur un rythme effréné. Tout va contre l'idéologie officielle, emprunte de puritanisme et hostile à tout ce qui vient du "camp impérialiste ". Après 16 ans de réalisme socialiste, la jeunesse tchécoslovaque se réintègre spontanément dans la culture occidentale.

De 1963 à 1968, pas un style musical naissant aux USA ou en Angleterre ne se répercute sur la scène tchécoslovaque. Ces petits groupes répondant aux noms de Matadors, Flamengo ou Framus Five reprennent Hendrix, les Beatles et autres Who. A partir de 1966, évolution notable, les groupes s'orientent de plus en plus vers la composition de morceaux en tchèque.

Ces francs-tireurs du rock doivent beaucoup à deux éclaireurs. Jiri Suchy et Slitr introduisent le twist et le rock'n'roll à Prague au début des années 60. De leur repaire - le club Sémaphore, ils lancent les grandes idoles que la République reprend en coeur (Matuska, Vondrackova)...

Comment les jeunes pouvaient-ils se tenir au courant de l'évolution musicale en l'absence de marché local ou d'émissions officielles ? Ce sont les radios étrangères, diffusées clandestinement en Tchécoslovaquie, qui jouent le rôle de relais. Radio Free Europe, AFN Münich ou encore Radio Luxembourg diffusent Chuck Berry et Elvis Presley puis les Shadows, les Beatles, les Doors ou Frank Zappa de 1963 à 1968.

Débrouillardise et ingéniosité : deux qualités indissociables du talent pour former un groupe de rock dans la Tchécoslovaquie des années 60. Tout un monde de bidouilleurs se recrute au petit bonheur la chance dans les milieux de l'électronique. Résultat : des copies d'amplificateurs électriques Marshall sur lesquelles on peut jouer encore aujourd'hui !

Le 1er album de rock tchèque - 'Zelva' | Photo: Supraphon
Outre les articles injurieux dans les revues du Parti et les descentes de police aux concerts, les groupes doivent improviser avec l'absence de moyens. Le phénomène du rock est absolument ignoré par le pouvoir. Supraphon, seule maison de production, est contrôlée par le régime et il faut attendre 1968 pour que le 1er album de rock tchèque - " Zelva " d'Olympic - soit officiellement enregistré.

A Prague, les clubs ont joué un rôle de 1er plan dans le développement de la nouvelle mouvance musicale. Lucerna, Olympik, F-Club et bien d'autres... En l'absence de production officielle, ces clubs servaient tout à la fois de studio d'enregistrement et de lieux de concerts. Et sans la moindre publicité, des jeunes gens d'à peine 20 ans donnaient des concerts dans des salles remplies par un public avide. A côté des clubs, certains journalistes s'engagent dans le soutien actif aux groupes de rock. En 1964, le magazine Mlady Svet (le Monde des jeunes) sponsorise la diffusion de cinq morceaux de rock. En un an, 400 000 copies sont vendues dans tout le pays, chiffre considérable. En 1964 toujours, Jiri Cerny et Jiri Houpacka, journalistes de la revue Melodie, lancent une émission radiophonique consacrée au rock, Mikroforum.

La déferlante du rock a profondément touché la jeune génération des années 60. En 1965, on compte environ 1000 groupes de rock amateur à Prague pour 15 groupes professionnels. Contre-culture de fait, le rock tchécoslovaque a aussi cristallisé une certaine réconciliation de la société avec elle-même. Modèle historique dont les symboles survivent à la normalisation. Ainsi, la Charte 77 est née entre autres de la mise en accusation par le régime du groupe de rock Plastic People of the Universe.

Le phénomène du rock et sa répercussion au sein de la jeunesse de Prague, de Brno ou de Bratislava a exprimé le plus grand démenti au totalitarisme : reconquête de l'association, ouverture vers l'ouest, vie quotidienne déconnectée de l'idéologie officielle. En occident, on est passé totalement à côté de ce phénomène qui préfigurait pourtant le retour des terres tchèques au sein de la culture occidentale.