Ryszard Siwiec, ou le sacrifice oublié du « Palach polonais »
Jan Palach : le nom du jeune étudiant tchèque qui s’immola en janvier 1969 sur la place Venceslas, en signe de protestation contre l’occupation de la Tchécoslovaquie par les troupes soviétiques, est connu dans le monde entier. Mais celui de Ryszard Siwiec, un Polonais de 59 ans, l’est moins : pourtant, le 8 septembre, 50 ans se sont écoulés depuis son sacrifice dans un stade de Varsovie. Après des décennies d’oubli, sa mémoire est de nouveau honorée depuis quelques années.
Soudain, alors que le dirigeant communiste polonais vient de terminer son discours et qu’une fanfare entonne un air entraînant, un homme lance un cri dans les tribunes, étouffé par la musique, il lance des tracts et clame « Je proteste » avant de s’immoler. Contrairement à l’acte de Jan Palach dont il n’existe aucune image, cet événement extraordinaire à Varsovie a même été filmé par les caméras de la police secrète présente sur place, un film qui a été retrouvé en 2003, et dont les images nous sont décrites par l’historien Petr Blažek, de l’Institut d’études des régimes totalitaires :
« On y voit clairement comme un cercle se forme autour de Ryszard Siwiec en flammes. Des gens terrifiés partent en courant, mais aussi s’efforcent d’éteindre le feu. Il y a aussi des agents de la police secrète et des pompiers qui participent à l’effort. Au bout d’une minute, ils sont parvenus à étouffer les flammes. Ryszard Siwiec est ensuite emmené. On pensait d’abord vers une ambulance, mais le film montre bien qu’il s’agit d’une voiture banalisée, probablement de la police secrète. Il a été emmené pour être interrogé, on ne sait pas ce qui s’y est dit. Ensuite il a été transféré à l’hôpital où il a été mis à l’isolement. »
Sa femme pourra venir le voir une fois, mais quatre jours plus tard, le 12 septembre, ce père de cinq enfants décède de ses blessures, alors que son corps est brûlé à plus de 80 %.
Engagé dans l’Armia Krajowa, l’Armée de l’intérieure, un mouvement de la résistance polonaise pendant la Seconde Guerre mondiale, Ryszard Siwiec est en 1968 un homme qui a perdu toute illusion sur le régime communiste en place dans son pays. Pour preuve, il soutient les étudiants polonais pendant la crise politique qui secoue le pays en mars de cette année-là, une crise largement due aux espoirs suscités par le Printemps de Prague dans la Tchécoslovaquie voisine. Son acte aurait largement été prémédité puisqu’il avait rédigé un testament en avril, et qu’avant de s’immoler le 8 septembre, il avait enregistré un manifeste expliquant son geste : révolté par l’invasion de la Tchécoslovaquie en août 1968 et la participation de son pays, Ryszard Siwiec appelait les Polonais à se réveiller de leur torpeur. Petr Blažek :« Jusqu’à la fin, il n’a pas dévié de sa version. Il a répété que son geste était sa propre décision, que c’était le résultat d’un choix rationnel et non pas d’une idée soudaine. Il a déclaré qu’il protestait ainsi contre la participation de la Pologne à l’invasion de la Tchécoslovaquie et contre la tyrannie du pouvoir en Pologne. »
Le geste de Ryszard Siwiec n’était pas celui d’un déséquilibré comme ont essayé de le faire croire les autorités communistes en Pologne, dès le premier jour. Mais il n’eut pas non plus l’écho espéré par ce comptable de Przemyśl : dans le stade, peu de personnes se rendent compte de ce qui s’est réellement passé, et la censure achève de faire tomber l’événement dans l’oubli le plus total.
Il faudra attendre quelques semaines après les sacrifices de Jan Palach et Jan Zajíc pour que l’on en parle au moins à l’étranger, par l’intermédiaire de Radio Europe Libre. Mais bien plus encore pour que le nom de Ryszard Siwiec soit enfin réhabilité : dès 1991, un documentaire polonais, acclamé dans les festivals, permet de faire connaître l’acte de protestation ultime de Ryszard Siwiec. Dix ans plus tard, le président tchèque Václav Havel lui attribuera l’ordre Tomáš Garrigue Masaryk à titre posthume. Enfin, en 2010, un monument en l'honneur de Ryszard Siwiec a été inauguré en face de l'Institut d'étude des régimes totalitaires à Prague.