« Secourir l’autre est inné, même en Europe centrale »

Khadija Elmadmad, photo: Štěpánka Budková

Bien que la République tchèque n’accueille que très peu de réfugiés et que Commission européenne ait décidé, la semaine dernière, de la renvoyer devant la Cour de justice de l'Union européenne (UE) pour le non-respect du mécanisme de relocalisation des réfugiés arrivés en Grèce et en Italie, la migration et les quotas de répartition ont constitué un des principaux thèmes de la campagne qui a précédé les élections législatives. C’est dans ce contexte que Khadija Elmadmad, professeure à la faculté de droit à l’Université de Casablanca et directrice du département « La Loi et la Migration » au Centre de l’UNESCO au Maroc, a participé, mercredi, à une conférence sur la coopération entre le Maroc et l’UE en matière de migration à l’Université métropolitaine de Prague. A Radio Prague, Khadija Elmadmad a expliqué ce qu’il fallait retenir de cette conférence :

Khadija Elmadmad,  photo: Štěpánka Budková
« Je suis reconnaissante à l’Université métropolitaine de Prague de m’avoir invitée à ces séminaires très connus et organisés en l’honneur du grand journaliste polonais Ryszard Kapuściński qui était vraiment la voix du Tiers-monde, la voix des pauvres. Ma conférence a porté sur la migration en Europe et les relations maroco-européennes dans ce domaine. Je pense que mon allocution a été appréciée, le public a été nombreux et il a posé beaucoup de questions. Comme vous le savez, la migration est un sujet d’actualité partout dans le monde, pas seulement en Europe. »

Vous êtes-vous intéressée à la situation en République tchèque et à la position du pays concernant la migration, notamment en provenance d’Afrique, avant de venir à Prague?

« Je suis un peu au courant, mais malheureusement, je ne suis pas une grande spécialiste de votre pays. Je sais que dans tous les pays maintenant, il existe ici une certaine réticence à recevoir l’autre, surtout quand il est issu d’une culture différente. Cela créée des hésitations… J’ai essayé d’expliquer hier que cela est tout à fait légitime pour les Etats qui veulent résoudre le problème de la sécurité. Mais en même temps, nous sommes confrontés à des engagements d’humanité. Comment concilier sécurité et humanité ? Voilà le problème. C’est ainsi que l’on définit une politique migratoire équilibrée : on essaye de répondre aux exigences de la sécurité, tout en répondant aux exigences de l’humanité. Prenez l’exemple des migrants subsahariens, regardez ce qui se passe en Libye… Ce sont des tragédies humaines. En anglais, nous appelons cela le Buren-Sharing : c’est la solidarité internationale qui imposerait à tous les Etats, là où ils sont, de pouvoir aider un peu et soutenir. »

Concernant cette conférence qui s’est tenue mercredi dernier à l’Université métropolitaine, pourriez-vous résumer les principales interrogations du public tchèque ?

Université de Casablanca,  photo: UNET
« Vous savez, je suis universitaire nous avons une autre attitude que les politiciens… Dans cette conférence, j’ai essayé d’expliquer comment le Maroc, qui est pays du sud ayant une position stratégique entre l’Afrique, l’Europe et l’Asie, reçoit depuis toujours des migrants. J’ai aussi expliqué que depuis l’année 2013 notamment, suite à une décision de Sa Majesté Mohammed VI, le Maroc a adopté une politique humanitaire et solidaire à l’égard de tous les migrants, dont la majorité sont des Subsahariens. Il y avait un intérêt pour cela, de la part des étudiants et des chercheurs qui ont été nombreux à assister à cette conférence. Ils voulaient savoir comment un pays pauvre, un pays du Tiers monde comme le Maroc essaie, malgré les limites budgétaires, d’aider. Le public s’intéressait surtout à la manière dont le Maroc gère cette situation. C’est là où l’on vient à la coopération avec l’Europe. Car le Maroc ne peut pas, à lui seul, régler ce problème qui est un problème international. Nous avons toujours eu une coopération avec l’UE, nous avons organisé de nombreuses conférences et rencontres au niveau des ministères et des ONG. Nous avons également conclu des accords avec l’UE pour stopper le flux des migrants subsahariens en Europe. Ils restent désormais au Maroc. »

« Il faut éduquer les gens à l’humanité »

La diplomatie tchèque considère le Maroc comme une porte d’accès aux marchés africains. Inversement, pour ce qui est des questions migratoires, est-ce que le Maroc ne pourrait pas aussi être une porte pour fermer l’accès à l’Europe pour les migrants en provenance des pays subsahariens ?

« Oui, du point de vue politique, l’Europe et surtout l’Union européenne en tant que telle, a toujours essayé d’imposer au Maroc le devoir d’arrêter ces gens. Mais nous avons quand même une histoire avec l’Afrique subsaharienne. La population marocaine vieillit et nous aurons besoin des Subsahariens. Je ne sais pas si vous le savez, mais le Maroc a réintégré l’Union africaine et il est maintenant chargé du dossier de la migration en son sein ! Tous les Africains ne quittent pas l’Afrique, 80% des migrations restent à l’intérieur du continent, tandis que moins de 20% des migrants cherchent à s’installer dans les pays riches. Même ceux qui viennent chez nous ne sont pas très nombreux. Aussi, ils viennent chez vous. »

Non, les migrants ne viennent pas en République tchèque…

Photo illustrative: Commission européenne
« Avec les communications et les moyens de transport, tout est possible. Je suis d’accord avec vous : la meilleure solution est de s’adresser aux causes, de chercher à savoir pourquoi ces personnes essaient d’aller ailleurs. Personnellement, en tant que militante des droits de l’Homme, je me dis qu’aucune personne, là où elle est, ne pourrait décider de quitter son lieu de résidence, sa famille et ses amis, si elle a le minimum pour vivre. Le minimum, c’est déjà la paix. C’est un peu de travail quand même. Et un peu de dignité. Je pense qu’au niveau international, on a compris cela. Le Pacte Mondial et la Déclaration de New-York de 2016 s’adressent justement aux causes et nous montrent que nous sommes tous concernés. Il serait bien si l’on trouvait tous, Sud et Nord, des solutions qui conviendraient à tout le monde. Je comprends qu’il existe des sociétés qui ne veulent pas être inondées, d’étrangers qui ne partagent pas notre culture. Mais il faut bien trouver ses solutions. »

Justement, comment convaincre ces pays, car on voit bien qu’il existe d’importantes différences de perception quant à l’accueil des migrants et que les pays d’Europe centrale et de l’Est y sont beaucoup plus hermétiques ?

« Cela se passe par l’éducation, qui est la meilleure des solutions. L’éducation à l’humanité ! Je comprends parfaitement l’attitude des pays d’Europe centrale. Leur histoire explique tout. Les pays d’Europe centrale n’ont jamais colonisé qui que ce soit et n’ont pas eu les contacts et l’ouverture sur le monde qu’ont pu avoir les pays d’Europe de l’Ouest. Ceci dit, c’est au niveau international qu’il faut travailler. Où que l’on vive, il faut que tout le monde comprenne bien le problème, dont je ne pense pas qu’il soit si grave que cela. On oublie que selon les statistiques de l’Organisation internationale des migrations, seulement 3 % de la population dans le monde est en déplacement. Ce n’est donc pas très important. Le vrai problème, c’est la peur et le mélange qui est fait entre migration, extrémisme, islamisme, etc. C’est sur ce point qu’il faut faire des efforts. C’est là notre mission, à nous professeurs, et à vous, journalistes, d’expliquer qu’il faut faire la différence. Tous les migrants ne sont pas des extrémistes et des terroristes. Savoir cela est indispensable pour accepter l’autre. »

« J’ai beaucoup travaillé avec l’Unesco, qui a décidé que la décennie en cours soit la décennie de la coexistence pacifique entre les cultures et les races. Je suis convaincue que nous sommes obligés de coexister dans ce monde et que nous ne pouvons pas être fermés aux autres. Simplement, il faut expliquer cela aux gens de façon diplomatique et ne pas leur imposer les choses. Il faut que ce soit eux qui acceptent d’eux-mêmes. »

« De par mes fonctions, j’ai fait des travaux un peu partout en Afrique et en Asie. Et en Europe, même parmi les populations les plus fermées, quand vous faites l’effort d’expliquer la tragédie d’une personne, ils la comprennent. Secourir l’autre quand il a besoin d’aide est inné chez tous les êtres humains, et je ne pense qu’il en soit différemment en Europe centrale. Il ne s’agit que d’une réaction de peur. »

« Les jeunes Africains doivent rester en Afrique »

Avez-vous eu le sentiment, à l’écoute des questions de l’auditoire de la conférence, que celui-ci est conscient du rôle que joue un pays comme le Maroc – au même titre par exemple que la Tunisie - dans les rapports entre l’Afrique et l’Europe ?

Maroc,  photo: H. Grobe,  CC BY 3.0 Unported
« Il m’a semblé que les gens étaient surpris d’apprendre le rôle de lien que joue le Maroc entre l’Europe et l’Afrique, mais aussi l’Asie car nous avons aussi quelque 6 000 réfugiés syriens au Maroc. Et je crois que les chercheurs qui m’ont sollicitée essaient de comprendre comment un pays comme le Maroc essaie d’accepter tout ce monde. Mais je ne pense pas que cela soit propre au Maroc, car c’est un comportement humain. Les autorités marocaines ont décidé de faire en sorte que les jeunes Africains restent chez eux. Mais pour y arriver, il faut travailler tous ensemble. Pouvoir rester chez soi est un droit humain élémentaire. C’est le minimum. Cela passe par l’instauration de la paix et par un peu de prospérité pour tout le monde. »

« Il ne faut pas non plus oublier le problème climatique. A compter de ce samedi, le Maroc sera membre de la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO), ce qui fait que nous serons tenus d’ouvrir nos frontières avec un droit d’entrée sur le territoire marocain sans visa et la liberté de circulation. La mission du Maroc est donc de montrer l’exemple de façon à ce que les jeunes Africains restent en Afrique. L’Afrique aussi a d’autant plus besoin de ses jeunes que l’Europe prend les meilleurs. Or, il faut que ces meilleurs rentrent dans leurs pays d’origine pour contribuer à leur développement. Cela fait d’ailleurs l’objet d’un projet de coopération entre le Maroc et l’UE dont l’objectif est que les Marocains de double nationalité rentrent au Maroc. Ils sont encouragés en cela par l’UE. Et je pense qu’il faudrait parvenir à cela aussi avec les pays subsahariens. »

Ibn Battûta
« Je suis optimiste parce que la majorité des hommes et des femmes préfèrent rester chez eux, là où ils sont nés, avec leurs familles. C’est là, selon moi, une solution qui, parallèlement, permet de ne pas fermer les portes pour l’accueil des migrants. Quand on me parle des Marocains qui rejoignent illégalement l’Espagne, je réponds que tous les Marocains sont des Ibn Battûta. C’était un grand explorateur marocain du XIVe siècle qui a voyagé partout dans le monde pendant trente ans et a beaucoup écrit avant de revenir mourir à Marrakech. Qu’est-ce que je veux dire par là ? Que les personnes qui quittent leur pays et ne trouvent pas ailleurs ce qu’elles cherchent, finissent par revenir chez eux. Les Marocains sont bien connus pour cela. Nous en sommes à la quatrième génération de Marocains qui résident à l’étranger – ces gens représentent 10 % de la population marocaine – et les transferts d’argent ne cessent d’augmenter, alors que ces gens sont nés à l’étranger et ne connaissent pas beaucoup le Maroc. Cela n’empêche pas qu’ils restent attachés au pays de leurs ancêtres et qu’ils y reviennent un jour. Si le Maroc continue à évoluer, ces gens quitteront l’Europe et reviendront. »