Serge Baudo, ambassadeur de la musique française auprès du public tchèque
Serge Baudo et les musiciens tchèques, c’est une relation pleine de compréhension et de sympathies qui a apporté un grand enrichissement à la vie musicale tchèque au cours du dernier demi-siècle. Tout a commencé en 1959 lorsque le directeur musical de l’Orchestre symphonique de Prague FOK Václav Smetáček invite le jeune chef français Serge Baudo à se produire devant le public tchèque. Le succès de cette tournée est tel que d’autres invitations ne se sont pas fait attendre et Serge Baudo devient alors un familier de nos salles de concert. Entre 2001 et 2006 il a même assumé le poste de directeur musical de l’orchestre FOK, donc de la même formation avec laquelle il s’était produit à Prague pour la première fois. Les 8 et 9 octobre derniers le cercle s’est refermé et Serge Baudo, âgé de 87 ans, a dirigé à Prague deux concerts qu’il a désignés comme les derniers de sa carrière internationale. Il a confié cependant à Radio Prague qu’il pourrait revenir encore sur sa décision de partir à la retraite :
« Bien sûr, c’était un moment exceptionnel pour moi, d’autant plus que c’était pour la première fois que je sortais de France, et j’étais tellement heureux de cette invitation que j’ai pris mon billet d’avion un an à l’avance. Je me suis trompé parce que les programmes ont été faits un an à l’avance et j’ai donc failli venir en 1958 plus tôt qu’en 1959. Vous voyez que j’étais très excité par le fait de venir diriger à Prague. »
Qu’y a-t-il eu au programme de ce premier concert ?
« Cette symphonie de César Franc que je dirige cette semaine à Prague et les extraits du Martyre de saint Sébastien de Debussy. C’est le programme que nous avions construits avec le concours du chef d’orchestre Václav Smetáček qui était instigateur de cette invitation. »
Avez-vous des archives personnelles? Savez-vous avec combien d’orchestres tchèques vous avez collaboré et combien de concerts vous avez dirigé en Tchécoslovaquie et puis en République tchèque?
« Je crois que j’ai donné 95 concerts seulement avec l’Orchestre symphonique de Prague FOK. Mais j’ai dirigé plusieurs fois à Bratislava, j’ai dirigé à Ostrava, à un festival de Brno où on avait donné je crois aussi ‘Jeanne d’Arc au bûcher’. Oui j’ai fait beaucoup de concerts en République tchèque et en Slovaquie. »
En 1974 vous avez dirigé à Prague l’oratorio d’Arthur Honegger Jeanne d’Arc au bûcher avec l’Orchestre philharmonique tchèque et des solistes français dont Nelly Borgeaud dans le rôle-titre. J’ai assisté à ce concert et c’était pour moi une révélation de la force de la musique que je n’oublierai jamais. Quelle est votre rapport vis-à-vis de cette œuvre ? Avez-vous encore en mémoire les réactions que cette production mémorable a suscitées ?
« Là vous me rappelez un souvenir énorme, parce que ça a été une grande surprise, que la Philharmonie me demande d’interpréter cette œuvre parce que Honegger, vous savez … Comme il arrive souvent en France, on n’est pas le premier dans son pays. C’est assez curieux que les Tchèques me demandent de faire ‘Jeanne’, et ensuite ‘Le roi David’ et puis ‘Les Symphonies’ d’Honegger. Cela a été un événement considérable qui a eu en France un retentissement énorme puisqu’on a eu avec ‘Jeanne au bûcher’ le Grand Prix du Général de Gaulle. Et c’était d’autant plus surprenant que pendant cette époque, les moyens financiers n’étaient pas suffisants en Tchéquie et ils ont pourtant réussi à payer des artistes français pour avoir une bonne version. Il n’y avait parmi les solistes, si mes souvenirs sont bons, qu’un seul artiste tchèque qui devait faire cochon et qui était d’ailleurs tout à fait extraordinaire. »Vous avez récidivé en 1987 avec l’oratorio « Le roi David » d’Arthur Honegger, encore avec la Philharmonie tchèque et des solistes français, qui allait être enregistré, comme « Jeanne d’Arc » d’ailleurs, par Supraphon. Ecoutez-vous encore quelquefois ces enregistrements désormais historiques?
« Je n’ai pas l’occasion de réécouter souvent mes enregistrements. Je ne sais pas pourquoi j’ai toujours un peu d’appréhension de réécouter ce que j’ai fait. Mais maintenant, quand je vais être vraiment à la retraite, je vais prendre mon temps pour réécouter tout ça. »
Vous avez enregistré avec l’Orchestre philharmonique tchèque l’intégrale des symphonies d’Honegger qui reste un enregistrement de référence. Pourquoi Honegger, quelles sont les qualités de ce compositeur qui ne figure pas aujourd’hui très souvent dans le répertoire de grands orchestres ?
« C’est tout-à-fait dommage parce que c’est un immense compositeur. Vous savez il y a des compositeurs, je ne dirais pas qu’on les considère comme des musiciens maudits, mais quelquefois pas loin. Et je pense que le France n’a rien fait pour aider vraiment Honegger, et la Suisse non plus malheureusement. Alors c’est pour cela que lorsque j’ai eu cette chance, grâce aux Tchèques et grâce à ces enregistrements, la musique d’Honegger a été rejouée dans beaucoup de pays. La fille d’Honegger que nous connaissons bien, ma femme et moi, me fait état de nombreuses exécutions d’œuvres d’Honegger dans le monde entier, sauf en France. »
C’étaient d’abord Jean Fournet et Antonio Pedrotti qui ont interprété la musique française chez nous. Puis c’est vous qui êtes devenu une autorité incontournable dans l’interprétation de la musique française. Quels auteurs avez-vous présenté au public tchèque ?
« Je crois presque tous les compositeurs français à quelques exceptions près peut-être, Debussy, Ravel, Fauré, Honegger… Mais c’est aussi le public et les organisateurs de l’Orchestre symphonique de Prague et de la Philharmonie tchèque qui m’ont demandé d’inscrire des œuvres françaises pour permettre à leurs orchestres et leurs musiciens, pour eux-mêmes individuellement, de mieux connaître l’interprétation du notre répertoire français. Je crois que ça a été important, comme Poulenc, que d’ailleurs je n’ai pas cité, mais que nous avons joué aussi. »Avec l’Orchestre symphonique de Prague vous avez donné de nombreux concerts qui montraient les rapports entre la musique française et la musique tchèque. Qu’est-ce que la musique française a donné à la musique tchèque et vice versa ?
« Tout. Tout ce qui peut être donné en musique les Tchèques et les Français l’ont donné. Mais c’est vrai que la relation est immense. Je crois que c’est une relation profonde parce qu’elle est aussi totalement culturelle. Il y a une relation avec les écrivains qui est immense. Les compositeurs et les écrivains tchèques ont, je crois, un langage qui se rapproche beaucoup de nous et vice versa. »
Il y a deux grandes formations tchèques avec lesquelles vous avez surtout collaboré : l’Orchestre philharmonique tchèque et l’Orchestre symphonique de Prague. Peut-on résumer cette collaboration ?
« Là vous me posez une question à laquelle j’ai du mal à répondre. Sinon, ça a été pour moi chaque fois un travail très constructif. Comme j’espère que j’ai progressé depuis que je suis venu pour la première fois ici, je dois dire que si ma carrière s’est développée, c’est largement grâce au concours des musiciens tchèques qui m’ont accueilli. »
Il y a eu encore une autre formation tchèque avec laquelle vous aimiez collaborer. C’était le Chœur philharmonique de Prague…
« C’est prodigieux. D’ailleurs, vous savez, il n’est pas connu qu’en Tchéquie, il est connu en France, en Allemagne, partout. Je pense que les productions de ce chœur en France ont peut-être permis même un développement choral chez nous, car aujourd’hui nous avons un grand développement choral. Je crois que ce chœur a eu une telle influence dans toute l’Europe d’ ailleurs, et particulièrement en France, que ça été très bénéfique pour nous tous. »Est-ce que les orchestres tchèques se sont bien prêtés à l’interprétation de ce genre de répertoire ?
« Dès que je suis arrivé ici, c’est ce qui m’a stupéfait, c’est l’immense compréhension et l’intelligence des interprètes pour la musique française. Ça semblait couler de source. Dans un autre domaine, c’est une image, Bruno Walter disait qu’il n’y a qu’à Paris qu’on jouait bien Mozart. Eh bien moi, j’avais le sentiment que c’était en Tchéquie qu’on jouait le mieux la musique française par rapports aux autres pays européens. »
Était-il difficile d’apprendre aux musiciens tchèques la fluidité et la transparence nécessaire pour l’interprétation des auteurs français, nécessaires pour saisir la magie de cette musique ?
« Ça coulait de source, c’est rare et c’est ce qui m’avais frappé. Et je l’ai dit bien souvent partout où je suis passé. »
Reste-t-il encore quelque chose, une œuvre, un projet que vous auriez aimé exécuter avec des formations tchèques, et qui ne s’est pas réalisé. N’avez-vous pas un regret de ce genre ?
« J’ai toujours plein de regrets. Vous savez, dans une vie on n’a jamais l’occasion de tout diriger. J’aurais voulu faire Mahler avec un orchestre tchèque parce que j’aime beaucoup Mahler et on m’a dit que j’avais des relations intéressantes avec Mahler quand je l’ai dirigé ailleurs notamment au Japon. C’est une chose que j’aimerais faire. »Et pourquoi ce projet ne s’est jamais réalisé ?
« Parce qu’on ne me l’a pas demandé et je ne l’ai peut-être pas proposé parce qu’on me proposait tellement d’autres choses… »
Si on vous le proposait maintenant. Serait-il possible de changer votre avis et de donner encore un concert supplémentaire un jour à Prague ?
« Je vous répondrai dans quelques temps. »