Stanislas Pierret : « Avant 1989, j’avais conscience qu’il se passait quelque chose »

Stanislas Pierret

Stanislas Pierret est aujourd’hui directeur de l’Institut français de Bucarest. Il a commencé sa carrière diplomatique en Tchécoslovaquie, dans les années 1980 et il raconte ses souvenirs, notamment au contact de la dissidence tchécoslovaque.

Stanislas Pierret
« J’ai été en poste à Prague la première fois juste avant la révolution de velours. C’était en 1987, je faisais mon service militaire comme attaché culturel. A l’époque je sortais d’études de philosophie et je ne savais pas très bien ce que je voulais faire et je me suis beaucoup plu à Prague. J’ai beaucoup participé à la vie culturelle. L’ambassadeur de l’époque m’avait demandé, non pas d’infiltrer les réseaux, mais d’avoir des contacts avec la dissidence, les courants alternatifs, ce que je pouvais faire assez aisément parce que j’étais jeune, j’avais un passeport de service. Mais je n’étais pas diplomate, donc j’avais cette liberté dont j’ai pu profiter. Donc en 1987-1988, un an avant la révolution de velours, j’ai multiplié les contacts un peu partout, avec les intellectuels, certains membres de la Charte 77, mais aussi avec beaucoup d’artistes. Je connaissais beaucoup d’artistes dans le domaine des arts plastiques parce que c’était mon tropisme ; je suis un peu peintre donc j’avais une inclination pour les arts visuels. Mais j’avais aussi des contacts avec des acteurs. Il est vrai que cette période était extrêmement riche. A la fin des années 1980, on ne savait pas ce qui se passerait, mais la société civile était en train de bouger énormément dans tous les milieux. Et les artistes et les étudiants étaient présents. »

On connaît bien en République tchèque le célèbre épisode du petit-déjeuner historique avec François Mitterrand et les dissidents, mais on ne sait pas forcément qu’il y avait une volonté de la part de la diplomatie française de développer ce type de contacts…

« Tout d’abord, je n’étais pas seul et j’ai succédé à Xavier Galmiche qui a fait aussi beaucoup pour le dialogue avec les dissidents. Il occupait le même poste que moi. Mais il y avait aussi Valérie Löwit, Marianne Canavaggio, qui n’était pas diplomate mais professeur à l’école française de Prague. Il y avait Sylvie Germain. Et tous ces gens formaient un petit noyau dur de gens qui avaient des contacts proches avec la dissidence. Marianne Canavaggio vivait avec un dissident – un philosophe. Je n’étais donc pas seul. Et il est vrai que quand François Mitterrand est venu en visite, il avait exigé de pouvoir voir Havel. C’était un enjeu très important de son voyage. »

Avez-vous participé à ce petit-déjeuner ?

« Je n’ai pas participé au petit-déjeuner même, mais j’ai participé à sa préparation avec Stanislas Mrozek qui était le premier secrétaire à l’ambassade. On avait passé des messages à Petr Uhl et à plusieurs participants du petit-déjeuner. Et il est vrai que ce petit-déjeuner est resté dans les mémoires. »

C’est un évènement qui a marqué…

« Oui, c’est un évènement qui a marqué et qui montre que contrairement à ce qu’on dit, la France était à cette époque assez engagée. Elle était peut-être moins engagée que certaines chancelleries, notamment américaine, mais je pense qu’on a prouvé quand même une certaine volonté de dialoguer avec les représentants de la société civile. A l’époque, c’était important. Je me suis beaucoup occupé à un moment de l’association Jan Hus qui était présidée par Jacques Derrida et Jean-Pierre Vernant et on organisait, par mon truchement, l’accueil d’intellectuels français qui venaient en Tchécoslovaquie pour donner des cours dans des séminaires privés chez Hejdánek, chez le frère de Václav Havel et chez d’autres. Ceci étant, je ne risquais pas grand-chose. Je m’occupais donc de cette association et j’étais le point de contact en Tchécoslovaquie. Donc j’accueillais ces intellectuels. Labarrière venait dormir chez moi et je l’emmenais ensuite dans les séminaires ; il y avait donc Pierre-Jean Labarrière, André Comte-Sponville, beaucoup de gens de la revue Esprit. Toute cette mouvance de gens venait aider les intellectuels tchèques qui n’avaient aucun contact avec les intellectuels occidentaux. C’est quelque chose d’important ! La scène culturelle était assez vivace, mais les intellectuels tchèques étaient assez isolés contrairement aux intellectuels polonais qui avaient beaucoup de contacts à l’étranger notamment à travers les liens qu’ils avaient avec René Rémond et d’autres. L’Eglise avait aussi des contacts mais les intellectuels tchèques étaient un peu coupés du monde. La branche anglaise de l’association Jan Hus était très active. La branche française, présidée par Derrida, était également active. »

Comment cela se passait-il avec les autorités du régime? J’imagine qu’elles savaient très bien ce qui se passait. Fallait-il négocier ?

« Je n’en sais rien du tout ! J’ai eu des difficultés à la frontière parfois quand je venais avec des livres. Parce que Pavel Tigrid, qui s’occupait de la revue Svědectví, rue Croix-des-Petits-Champs à Paris, me donnait des livres. J’avais à l’époque une vieille voiture, une Peugeot 504, qui avait un gros coffre. Régulièrement, je mettais les livres de Svědectví, qui étaient des livres samizdat, dans le coffre de la voiture et j’emportais les choses en Tchécoslovaquie. J’ai eu des petites histoires, mais ça s’est toujours assez bien passé. »

Effectivement, j’ai entendu dire de la part d’associations, et notamment de la section de jazz, que l’ambassade de France les avait aidés…

« Je pense que Xavier Galmiche a beaucoup travaillé avec la section de jazz et effectivement, on a fourni pas mal de livres, pas mal de samizdats à cette section et on a un peu soutenu après la révolution de velours l’association, en organisant quelques expositions. »

On m’a parlé de concerts organisés aussi à l’Institut français avant la révolution de velours, plus ou moins en catimini mais qui se savaient par le bouche à oreille. Est-ce que vous avez des souvenirs de ces évènements ?

« Oui, il y avait des évènements de ce type mais ce n’était pas des évènements très importants. Mais effectivement, ça a sans doute donné un petit signal. Je me souviens, et j’étais peut-être un peu imprudent, mais j’ai toujours voulu rencontrer ces représentants de la société civile. Je sentais qu’il y avait quelque chose qui se passait sans bien sûr imaginer que la révolution de velours était pour 1989. Je n’ai pas forcément toujours bien pesé les risques encourus qui n’étaient pas énormes mais on aurait pu être emprisonnés ou expulsés du pays, sans doute. Mais j’avais tellement l’impression de coller à la réalité. J’ai dû manifester deux ou trois fois. Là, c’était plus dur, on a pris des coups, avec la StB qui avait d’énormes tuyaux d’arrosage et qui poussait… Par curiosité, j’étais descendu dans la rue plusieurs fois et j’ai donc manifesté, ce qui n’était pas tout-à-fait dans mon rôle, il faut dire les choses. Et là, j’ai dû avoir un peu peur une ou deux fois mais sinon, j’avais quand même conscience qu’il se passait quelque chose. »