Tuzemák, ce rhum tchèque qui n’en a même plus le nom

Tuzemák

Il y a quinze jours de cela, nous avions certes annoncé que nous nous mettrions sur notre trente et un pour cette dernière émission de l’année, ou comme disent les Tchèques que nous allions nous « mettre, donner en parade » - « dát se do parády ». En d’autres termes, nous devions revenir à l’étude de ce mot un peu curieux de la langue tchèque qu’est le mot « paráda ». Ce sera finalement pour la prochaine fois. Mais ne vous inquiétez pas, cette nouvelle émission n’en sera pas moins, du moins nous l’espérons modestement, « parádní », c’est-à-dire chouette, sympa. En cette période de fêtes, nous aurons comme de tradition plus d’une fois l’occasion de trinquer. Pour cela, l’usage voudrait bien entendu que nous entrechoquions des verres de champagne. Mais ce que nous vous proposons est bien plus original, quoique certainement pas meilleur. C’est en effet avec du « tuzemák » ou « tuzemský rum », autrement dit du « rhum du pays » - ou « rhum tchèque », que nous allons trinquer. Une boisson assez particulière, mais surtout un mot lui aussi singulier de la langue tchèque.

Photo: Pastorius,  Wikimedia Creative Commons 3.0
Anthologique ! Ou pathétique… C’est au choix. Comment qualifier autrement la chanson intitulée « Tuzemák» de l’illustre groupe Tlustá Berta (La Grosse Bertha) ? Pour les paroles, nous vous en épargnons l’essentiel, mais accrochez-vous bien quand même, en voici un tout petit florilège : « nous sommes libres avec le rhum » - « l’ouvrier continuera à le boire même avec sa nouvelle appellation tuzemák».

Quel que soit son niveau artistique, cette chanson n’en reste pas moins intéressante, car elle fait précisément référence à cette nouvelle appellation de « tuzemák». Pourquoi nouvelle appellation ? Parce que depuis le 1er janvier 2003, la réglementation européenne stipule que ne peut être appelé rhum que l’eau-de-vie produite à partir de la canne à sucre. En d’autres termes, seul le vrai rhum peut être vendu comme du rhum, et l’Union européenne a estimé que les producteurs tchèques trompaient, induisaient en erreur, les consommateurs. En effet, jusqu’à cette date, les Tchèques appelaient « tuzemský rum» - littéralement donc « rhum du pays », une boisson alcoolisée qui n’était qu’un substitut du rhum original. Substitut, car ce « tuzemský rum» n’avait du rhum que le nom, la couleur ambrée et un vague goût ressemblant.

Rum na vaření,  photo: YouTube
Depuis l’époque de la monarchie austro-hongroise, le « rhum tchèque » est en effet produit à partir d’alcool, le plus souvent de betterave sucrière ou de pommes de terre, d’un arôme lui donnant son goût de rhum, le tout avec un parfum de vanille, un peu de sucre et bien entendu un colorant caramel. Il y a deux siècles de cela, ce rhum local avait été inventé pour remplacer le vrai rhum qui, importé des lointaines Amériques, était forcément plus rare et plus cher. Une réalité qui, visiblement, ne gênait pas la plupart des consommateurs en Europe centrale, puisque, très vite, ce substitut a été adopté par les Tchèques. Toutefois, ceux-ci n’étaient pas dupes de sa qualité, puisque le produit était alors appelé « čajový rum» ou « rum na vaření», à savoir « rhum pour le thé » ou « rhum pour la cuisine ». Bref, il entrait alors essentiellement, et aujourd’hui encore, dans la composition du grog ou de certaines pâtisseries, comme les petits gâteaux de Noël – cukroví. Ainsi donc pour l’histoire…

Photo: Archives de ČRo 7
Depuis 2003, ce substitut de rhum ne peut donc plus être appelé que « tuzemský» ou « tuzemák». Les consommateurs tchèques n’en savent pas moins toujours parfaitement ce qu’ils continuent d’acheter et de consommer en relativement grandes quantités. Mais pourquoi les producteurs ont-ils décidé de conserver le nom de « tuzemský», un adjectif qui signifie que le produit en question est produit à partir de matières premières issues du pays ? C’est ce qu’avait expliqué ce producteur en 2002, peu de temps avant l’entrée en vigueur de la directive européenne :

Tuzemák
« Les gens continueront à boire un produit qui sera de la même qualité que le tuzemský rum. C’est pourquoi nous avons choisi un nouveau nom qui ressemble le plus possible à l’appellation précédente. Et comme il n’existe par exemple aucune vodka ou autre liqueur qui serait également qualifiée de tuzemská, mais uniquement du tuzemský rum, nous avons décidé de rebaptiser notre produit Tuzemák. »

Précisons encore que, depuis, Tuzemák est devenue une marque déposée ou protégée, qui n’est la propriété que d’une seule société fabriquant ce substitut de rhum. Les autres sociétés productrices, elles, appellent leur produit « tuzemský». Mais la boisson étant tellement populaire, tuzemák (sans majuscule cette fois) désigne également dans l’usage courant l’ensemble des liqueurs produites. Il s’agit donc là d’une antonomase, à savoir une figure de style par laquelle un nom propre, dans le cas présent une marque, est utilisé comme un nom commun. Comme pour un bordeaux, un pastis ou un scotch…

Trinquons encore une dernière fois avec ce rhum qui n’en est pas, avec ce tuzemák qui, depuis dix ans, n’a donc même plus le nom de rhum. C’est néanmoins sur une bonne note que s’achève ce dernier « Tchèque du bout de la langue ». On se retrouve dans quinze jours, toujours sur notre trente et un ou « v plné parádě». D’ici-là, portez-vous du mieux possible - mějte se co nejlíp !, portez le soleil en vous - slunce v duši, salut et à bientôt - zatím ahoj !