« Un bon relieur ne lit pas »

Anne Delaflotte-Mehdevi
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Qui n’a jamais rêvé de tout plaquer pour se lancer dans une nouvelle aventure, même risquée ? C’est le pari que fait Mathilde dans le premier roman d’Anne Delaflotte-Mehdevi, La relieuse du gué. La jeune femme suit une injonction intérieure qui la pousse à marcher dans les pas de son grand-père et décide d’ouvrir un atelier de reliure de livres anciens dans un petit village du sud-ouest de la France. L’irruption d’un homme dans sa vie, qui la charge de relier un livre mystérieux et qui meurt quelques heures après leur rencontre, va embarquer Mathilde dans une quête inattendue. Scandé par des citations extraites de Cyrano, le roman d’Anne Delaflotte-Mehdevi pose par touches les jalons d’une intrigue policière qui ne dit jamais son nom. Celle-ci est servie par une langue savoureuse comme les chouquettes que l’héroïne aime à croquer, et sensuelle comme le cuir d’un vieux livre. Le livre est au centre de la vie de Mathilde, il est également au centre de celle d’Anne Delaflotte-Mehdevi, écrivaine, donc, et relieuse de son état. Je vous propose donc dans cette émission de découvrir l’ouvrage d’Anne Delaflotte-Mehdevi, ainsi que ce métier rare et beau, la reliure.

Anne Delaflotte-Mehdevi
Anne Delaflotte-Mehdevi, vous êtes française, bourguignonne, d’origine, vous avez publié un premier roman aux éditions Gaïa intitulé La relieuse du gué. Vous vivez à Prague et nous nous trouvons dans l’atelier de votre collègue où vous travaillez, sur les hauteurs de la ville, dans le quartier de Vinohrady. Pour commencer, j’aimerais que vous nous rappeliez l’histoire de ce roman, pour resituer l’intrigue...

« C’est l’histoire d’une jeune femme parisienne qui commence une carrière de diplomate et va changer de direction radicale pour décider d’exercer le métier que son grand-père lui a appris : le métier de relieuse. »

Cette jeune femme s’appelle Mathilde et part s’installer dans un petit village en Dordogne. Son parcours fait un peu penser au vôtre...

Anne Delaflotte-Mehdevi
« Moi je n’ai pas eu le temps de commencer une carrière de diplomate, j’ai fait un stage au Quai d’Orsay, ce qui me permet de le décrire subrepticement de l’intérieur. Je finissais mes études, ma thèse de doctorat quand j’ai rencontré celui, à Paris, qui allait devenir mon mari et qui avait d’ores et déjà pris la décision de s’installer à Prague pour ouvrir une librairie internationale. Donc Prague je ne l’ai pas choisie, mais je suis ravie d’y être. Mathilde, elle, choisit. On a toutes deux quelques choses en commun, mais elle est actrice du début à la fin des choix qu’elle fait. »

En tout cas vous avez toutes les deux le goût du livre. Votre époux a ouvert une librairie. Vous vivez dans les livres, et vous, comme Mathilde vous les refaites, vous les couvrez, vous les ‘bichonnez’... Comment êtes-vous venue vous-même à la reliure ? Est-ce, comme Mathilde, un héritage familial ? Ou est-ce une découverte ici à Prague ?

« C’est une découverte pragoise. Deux, trois ans après mon installation à Prague, il était évident qu’il fallait que je fasse autre chose. Quand la décision a été prise de rompre avec la vie d’avant, je me suis dit après avoir fait ce pas : qu’est-ce que j’aime ? Définitivement les livres. Il se trouve qu’on connaissait avec mon mari un relieur M. Brož, que je suis allée voir et à qui j’ai demandé de m’apprendre le métier. Il a poussé sur un coin de table quelques bouquins de la main et m’a dit : assieds-toi. Ca c’est fait de manière très simple. Je voulais faire de la reliure à cause des livres et parce que vivant à l’étranger, je me disais que je devais être autonome au cas où je devrais nourrir les enfants que j’avais et que je voulais disposer d’un métier au bout des doigts. Et il me semblait évident aussi que si je commençais la reliure, le même jour, je devais faire ce que je remettais depuis très longtemps, c’est-à-dire écrire. Donc les deux activités sont nées le même jour. »

Vous faites les livres, concrètement en les reliant et vous les écrivez. Votre première publication traite de la reliure. C’est un peu symbolique, quelque chose du destin qui se joue là puisque finalement c’est un livre sur votre métier. Est-ce que ça a été dur de parler et de mettre des mots sur votre activité ?

« La gageure du départ c’était : est-ce que je suis capable d’écrire et de décrire des gestes très techniques sans tomber dans la brochure ? Qu’est-ce que je connais comme gestes techniques ? J’aurais pu décrire une femme dans sa cuisine ou un homme, un enfant en train de faire un gâteau ou des crêpes, le piano éventuellement, des gestes musicaux. Mais c’est la technique de la reliure qui s’est imposée. »

Presse à rogner
Puisqu’on parle de technique et de gestes, pourriez-vous me montrer un peu dans votre atelier les outils fondamentaux de tout bon relieur ?

« Ca, c’est une presse à rogner, où on va égaliser la tête, la queue du livre, la tranche, une fois que le bloc est cousu. Avant le montage des couvertures. »

C’est un gros outil en fonte...

« Oui, c’est du gros matériel en fonte des années 30 je pense. C’est marqué ‘Prag – Smíchov’ ici. Elles sont très belles ces machines. C’est immense, ça pèse des tonnes, c’est des machines qu’on ne peut pas déplacer. »

Un peu plus loin, c’est le gros massicot, qui vient de la même société...

Massicot
« La fonte va nous survivre, ça c’est sûr. Ce qui demande du savoir-faire et de l’entretien, ce sont les lames. Les outils ne bougeront pas, les structures sont très solides. Sinon, le problème que j’ai aussi rencontré dans l’écriture de mon livre, c’est que j’ai appris la reliure avec la terminologie tchèque. Donc la terminologie française n’est pas si évidente pour moi. Donc cette machine-là, j’appelle ça une doreuse, mais...pardonnez-moi, s’il y a des Français qui écoutent, je ne sais pas exactement si c’est comme cela qu’on dit. C’est aussi une machine qui pèse une tonne. Vous avez un plateau chauffant et on va faire tout un travail de décoration avec des fers à dorer. On les met en place sur un faux dos, sur une copie de la couverture originale, c’est une technique d’impression. »

On dirait des sortes de tampons, des formes comme ce qu’on utilise pour les lettres d’imprimerie sauf que là, il s’agit là de motifs floraux ou autres...

Fers à dorer
« On appelle cela des fers à dorer et vous avez des motifs gravés sur ces fers à dorer qui sont plats. Ca ne peut s’utiliser qu’à la machine. Ceux qui ont un manche s’utilisent à la main. On fait chauffer sur un petit réchaud, ensuite on glisse la feuille d’or et on imprime. Mais ceux sans manche ne s’utilisent qu’avec la doreuse. Une fois que vous avez collé ces choses-là sur le plateau supérieur, ça va chauffer. Vous mettez la couverture originale et on appuie comme cela. »

Avec une énorme poignée...

Fers à dorer
« Oui, un manche, et on presse. Il faut attendre qu’il y ait une température de 150 degrés, ça dépend de la qualité de la feuille d’or ou si c’est un rouleau synthétique... c’est une très belle machine... Un jour, un relieur français m’a dit : ‘Ah, mais alors vous faites là-bas de la reliure industrielle !’ Je lui ai dit : ‘Oh, en toute humilité, si on peut appeler cela de la haute technologie...’ Ce ne sont que deux plateaux chauffants, c’est la base. Je ne pense pas qu’on puisse appeler cela de la reliure industrielle. Mais il n’avait pour lui comme référence que la reliure à la main. »

Ce qui est intéressant, c’est quand vous dites avoir tâtonné au niveau du vocabulaire de la reliure, puisque vous avez appris la reliure ici en République tchèque. Cela a été aussi un critère dans votre roman, puisque le livre que reçoit Mathilde de cet inconnu est ‘relié à l’allemande’. A cette occasion on apprend donc qu’il y a différents types de reliure dont celle que vous pratiquez vous-même ici.

Fers à dorer
« En fait ce que nous on appelle ‘reliure à l’allemande’, je ne suis pas sûre que les Tchèques l’appellent comme cela. C’est la reliure d’Europe centrale, c’est-à-dire qu’il y a toujours un mors, une goutière, una rainure le long en creux, qui lie le dos au plat. Dans la reliure à la française, que les Anglais appellent d’ailleurs ‘reliure à l’anglaise’, il n’y a pas cela, parce que l’emboîtage est différent, la façon de fixer les couvertures est différente. Dans mon roman, il me fallait un grand-père issu d’Europe centrale, j’aurais pu choisir un grand-père tchèque, j’aurais bien aimé, seulement j’avais déjà dans l’idée de tirer parti de l’histoire se passant en Dordogne puisque je l’avais décidé comme ça à cause de Cyrano. Je savais que la Dordogne, pendant la Deuxième Guerre mondiale, était un nid de maquisards. J’avais vu par ailleurs,peu de temps auparavant un documentaire parlant de ces jeunes Allemands, très rares, qui dans la Wehrmacht avait rejoint les forces de résistance dans les pays occupés. »

Lettres d'imprimerie
Et ce grand-père maquisard qui a fui la Wehrmacht, c’est le grand-père de Mathilde... Vous lui faites d’ailleurs dire une très jolie phrase, intéressante en tout cas, à ce grand-père relieur : un bon relieur ne doit jamais lire les livres qu’il va relier...

Anne Delaflotte-Mehdevi et la doreuse
« Oui, c’est ‘pan Brož’ qui disait cela : ‘Knihař nečte’. En français ça ne sonne pas aussi bien. Mais j’ai retraduit cette expression. C’est parce qu’un livre qui se restaure est en permanence encollé, il y a toujours des étapes de lissage, de collage, il ne faut surtout pas aller ouvrir un bloc alors que la colle n’est pas encore sèche. Après, on peut enfreindre les règles, mais à ses risques et périls. »

C’est d’ailleurs un peu ce que fait Mathilde qui se plonge dans le livre de cet inconnu et ça l’embarque dans une longue aventure...

« Oui... Un homme va lui apporter un livre un jour improbable, à une heure improbable. Et c’est un livre improbable, très beau. Ce qui est étonnant pour elle et ce qui va tout de suite créer un lien entre elle et le livre, c’est qu’elle voit évidemment tout de suite qu’il est relié à l’allemande. Et en Dordogne, c’est assez rare... »

Photo: Anna Kubišta