Lenka Horňáková Civade : « Le ‘chez nous’ devient notre propre histoire et la vie qu’on a construite à l’étranger » (II)
Deuxième partie de l’entretien accordé à Radio Prague par les écrivains Anne Delaflotte Mehdevi et Lenka Horňáková Civade à l’occasion de la sortie de leur livre de correspondance Praha-Paříž aux éditions Lidové Noviny. Une plongée dans la vie de ces deux femmes expatriées, l’une en République tchèque, l’autre en France, des années 1990 à nos jours.
LH : « Quand on part comme cela, on ne réfléchit pas, on fait. Après c’est vrai qu’en regardant en arrière, on peut se dire que telle ou telle chose était culottée, courageuse ou inconsciente. Mais le propre de la jeunesse et de l’amoureuse, c’est de suivre son instinct : on ne réfléchit pas, on fonce, on vit chaque instant comme un cadeau. Cela peut être difficile, on peut avoir des moments noirs, de doute. Mais je crois que la joie de pouvoir faire cette expérience l’a emporté sur le tout. Mais il y avait un côté un naïf très certainement ! »
Est-ce que vous vous êtes heurtée en tant qu’étrangère à des problèmes de regard de la part des Français ? Ou bien de regard sur la République tchèque. J’imagine que vous avez dû entendre plusieurs fois : Tchécoslovaquie, même si le pays n’existe plus, ou des confusions avec la Yougoslavie et la Tchétchénie… Ce genre de clichés perdurent-ils ?LH : « Cela perdure un peu. C’est vrai qu’au début j’étais un peu exaspérée. Mais Anne m’a bien guidée en me disant : on ne sait pas, ce n’est pas de la méchanceté mais de l’ignorance due à de nombreuses circonstances. C’est vrai que quand vous êtes tchèque et que vous arrivez dans un pays dont vous avez une très haute opinion, vous avez l’impression que vous allez rencontrer des gens très instruits, très intelligents, qui savent tout. Ce sont des attentes très naïves… On découvre que c’est bien plus varié que cela. Et puis, pourquoi les gens devraient-ils être plus intelligents dans un pays plutôt que dans un autre ? Quand vous passez du temps à expliquer où se trouvent Prague et votre pays d’origine, vous finissez par passer outre. Il faut laisser un peu couler et ce n’est pas grave au final. Mais la France a cela de formidable que c’est un pays qui absorbe, qui est ouvert, qui est habitué d’accepter et d’accueillir les étrangers en leur donnant une chance. J’ai beaucoup apprécié cela. Cela dit, j’étais étrangère et blanche, il y a des étrangères qui ont des vies bien plus difficiles et c’est incontestable. »
Anne, quand à vous, vous n’étiez pas du tout une expatriée typique. Quand on pense « expat », on pense à des personnes qui viennent deux, trois ans, avant de repartir. Vous avez mis vos enfants dans une école tchèque, vous parlez tchèque… Vous deviez paraître exotique aux Tchèques puisque vous ne rentriez pas dans les cases habituelles ?
AD : « Personnellement, je me sentais souvent très timide, j’avais très peur de ne pas comprendre ce qu’on attendait de moi, des enfants, de faire une erreur… Mais on ne m’a jamais mal répondu ou de façon impatiente. Je trouve que les enfants ont été intégrés de façon tout à fait normale. Ni de façon particulièrement généreuse, ni inversement. Peut-être même qu’à quelques moments dans la scolarité, lorsque mes enfants avaient des spécificités, ça avait tendance à vouloir être ignoré par quelques professeurs, avec presque un refus de vouloir prendre en compte la différence. Alors qu’en France, on va peut-être en faire parfois trop dans l’autre sens, en tout cas de façon inefficace. »Parfois on dit qu’en vivant à l’étranger, on découvre sa « tchéquitude », ou sa « françitude ». Est-ce quelque chose que vous avez vécu toutes les deux ?
AD : « Oui, sans doute. Mais mon mari est américain, donc il y avait encore autre chose. Par contre, j’en ai assez après 18 ans de vivre dans un monde de clichés. D’ailleurs ça continue depuis que je suis en France car je vis dans un monde assez cosmopolite. Il s’agit de clichés sur la France, pour une part, bien mérités, et pour d’autres, complètement surannés, dépassés. J’en ai un peu marre. Ayant vécu en tant que française à Prague, j’en ai marre des clichés des anglo-saxons sur les Tchèques, sur les Français, marre des clichés qu’on se renvoie perpétuellement les uns aux autres, sachant que tout cela est faux. Mais on est complètement empêtrés là-dedans et on a du mal à s’en sortir. Quand il y avait des agressions verbales contre les Tchèques, je me posais en Zorro en invoquant le contexte et l’histoire. Mais une amie me répondait qu’on ne pouvait pas tout excuser par l’histoire… Les clichés sont extrêmement confortables et on a tous envie de s’y abandonner. »
C’est donc le mérite de votre ouvrage et de ce genre d’ouvrage de faire découvrir aux deux côtés une part d’eux-mêmes qu’ils ne connaissent pas…
AD : « On traite des clichés, puisqu’on y est opposées toutes les deux, mais on essaye de creuser un peu, même si en effet on n’a pas fait une analyse sociologique ou politique des choses. Ce n’était pas le but. Mais on les aborde, et on donne des pistes d’explications sur les raisons de la persistance de ces clichés… »
‘Maman, on est français, on le sait, mais est-ce que les Français le savent ?’
LH : « Je pense qu’on n’est jamais autant tchèque qu’en étant en France ou dans un autre pays. Parce que c’est là qu’on va se réfugier dans son enfance ou dans sa propre histoire à certains moments. On compare à ce qu’on est à l’intérieur de soi tout en en évoluant dans ce nouvel environnement. Après, ça se perd, les angles s’arrondissent et on devient quelqu’un d’autre. On commence souvent les phrases par ‘chez nous’. A un moment donné, on ne sait plus où est le ‘chez nous’, le lieu n’a plus de sens. Le ‘chez nous’ devient notre propre histoire, la vie qu’on a construite. Ce ‘chez nous’ qu’on défend, en disant ‘je suis tchèque, je suis français’, il est vivant à l’étranger, mais devient obsolète au bout d’un moment et se transforme en autre chose. »
AD : « On aborde cette affaire qui ne concerne pas seulement les Tchèques et les Français, mais tous ceux qui ont une expérience longue à l’étranger. Le ‘chez moi’ se brouille. Ce n’est pas pathologique, effrayant, mais c’est une espèce de vase avec laquelle le cerveau doit apprendre à vivre : où est ‘chez moi’ ? Je raconte à la fin, dans une des lettres, alors qu’on est rentrés en France et qu’on a quitté Prague, comme mes enfants me disaient : ‘Maman, on est français, on le sait, mais est-ce que les Français le savent ?’ On en vient à des espèces de questions qui sont très touchantes et qui peuvent paraître étrange, mais qui correspondent à quelque chose de très profond. »
LH : « Notre histoire a quelque chose de commun en profondeur : je crois qu’on est profondément européenne finalement. Nos racines sont communes. Si on doit se définir, je pense que c’est l’Europe qui nous unit et en laquelle on croit. Avec Anne, nous nous retrouvons sur cette idée. »
Ce qui est trop beau d’ailleurs… Vous avez toutes deux grandi dans deux pays différents, sous deux régimes différents, mais pourtant vous arrivez à une semblable conclusion…
LH : « Oui, si je dois croire en quelque chose, c’est en mon européanité. C’est quelque chose qui dépasse mon côté tchèque, mon expérience française et dans laquelle je me retrouve et je me sens bien. »Avez-vous l’impression d’avoir bouclé une boucle avec ce livre ?
AD : « Je ne sais pas si on a refermé la boucle, car la correspondance orale entre nous continue. Je ne pensais pas revenir sur ma vie pragoise aussi vite. Je pensais que j’écrirai sur cette expérience plus tard. Le plus important pour moi, c’est que ce livre est dédié à nos enfants. »
LH : « Je ne suis pas sûre qu’on ferme quelque chose. J’ai plutôt l’impression qu’on ouvre quelque chose plutôt. On n’arrête pas de revenir sur certaines questions récurrentes et dont la réponse n’est pas définitive. C’est un dialogue qui continue. Même nos maris qui ont lu tous les deux le livre et nous ont soutenues dans ce projet avec énergie et amour, ont dit : ‘Et la suite ?’ Ce n’est pas quelque chose qui peut être fermé. Je n’ai pas l’impression d’avoir fermé un chapitre, bien au contraire. »