Věra Caïs : « Une trop bruyante solitude, le combat de ma vie »
Retour sur l’incroyable histoire du film de la réalisatrice française d’origine tchèque, Věra Caïs, Une trop bruyante solitude. Adapté du livre éponyme de Bohumil Hrabal, ce premier long-métrage de la réalisatrice a été tourné à Prague en 1993, mais n’est sorti qu’en novembre dernier sur les écrans français. Le résultat d’une vingtaine d’années de bataille juridique pour récupérer les droits de son film, côté français. Dans le film de Věra Cais, on retrouve une pléiade d’acteurs français et tchèques, parmi lesquels évidemment le rôle principal interprété par Philippe Noiret, mais aussi Jean-Claude Dreyfus, Chantal Neuwirth… Côté thèque le réalisateur Jiří Menzel et même Bohumil Hrabal lui-même…
Et le film a été tourné à Prague. Pendant combien de temps, et comment s’est passé le tournage ?
« Le film a été tourné à Prague-Hostivař. J’ai une petite anecdote à ce propos : je voulais lutter contrer le cinéma américain, le style qui enchaîne les gros plans, le mystère, le robinet qui goutte, la goutte qui tombe… Je voulais faire plutôt un film-séquence. Nous avons donc tourné avec Brodský et Noiret une scène dans une cuisine. J’ai mis la caméra en face et j’ai tourné un plan-séquence. Noiret parlait en français, Brodský en tchèque. Ils ne se comprenaient pas. On l’a tournée une fois, et c’était impeccable. Quand la scène a été finie, Noiret a embrassé la main de Brodský en disant ‘vous êtes monsieur l’acteur !’. Il y avait une sorte de magie, d’harmonie sur le plateau – en dehors du producteur français bien sûr. »A ce moment-là, étiez-vous déjà sous la pression des producteurs français ?
« Oui. Ils ont d’ailleurs commis une grande injustice vis-à-vis d’un caméraman tchèque, Jiří Macák, avec lequel nous avions préparé le film. J’ai été malheureusement naïve. Ils m’ont dit qu’ils ne pouvaient pas l’employer. Je ne comprenais pas : nous avions préparé le film ensemble, scène par scène, c’était formidable, c’était un homme raffiné, intelligent, grand caméraman. Juste une semaine avant le tournage, on me dit qu’il ne peut y participer. Je me suis battue pour lui. Il m’a dit d’accepter de le remplacer, que le plus important, c’était le film. Je crois qu’il y avait eu une sorte de combine : le producteur a voulu m’enlever le film. Quand vous faites un film, vous signez le soir pour une liste de choses et si elles ne sont pas prêtes le lendemain, vous avez droit de ne pas tourner. Quand c’est un premier film, vous acceptez, parce que c’est beaucoup d’argent, une clause qui dit que si vous êtes incapable de réaliser le film, que quelqu’un d’autres puisse vous remplacer. Moi j’ai senti le danger. Je pense que mon producteur français avait quelqu’un pour me remplacer. J’ai donc accepté certains compromis. Noiret me soutenait. L’équipe m’a soutenue aussi. C’est le combat de ma vie, de 1980 à aujourd’hui, ça fait 31 ans ! »
Le film est enfin sorti en France. Avez-vous des échos ?
« J’ai un petit distributeur que j’adore, Cinéma Accatone, à côté de la Sorbonne. Je leur suis très reconnaissance. C’est le propriétaire du Cinéma Accatone qui a trouvé une copie de mon film. Moi je n’avais rien ! La copie traînait dieu sait où… Il a regardé le film, l’a aimé et m’a contactée. C’était avant que je ne gagne les droits. Cette copie nous a aidés, car quand j’ai reconstitué le film pour la version française, il nous manquait une minute de son et d’autres choses par ci, par là. Nous avons donc repris ces choses de cette copie qui par ailleurs était abîmée… Par fidélité, donc, je me suis adressée à eux. Ils ont sortis le film. J’ai été très surprise, car c’est un distributeur qui a peu d’argent. J’avais cherché un sponsor, mais sans succès. On a juste fait un peu d’affichage. Or, à la première, il y avait 200 personnes, alors que la salle fait 120 personnes ! Tout le monde n’a pas pu rentrer. Je dois remercier le Musée national de la photographie tchèque qui nous a prêté une exposition sur Bohumil Hrabal. Des amis de Hrabal qui ont une société de catering ont amené de la nourriture pour 300 personnes. C’était donc une grande fête ! Et puis, tous les journaux ont parlé du film : que ce soit Le Figaro, Le Monde… en mal et en bien ! Pour ma part, j’ai assisté aux débats autour du film, et la plupart des gens l’adorent. »D’ordinaire, les cinéastes ont des retours sur leur film un an, un an et demi après la fin du tournage. Vous avez tourné ce film en 1993, cela fait bientôt 20 ans. Est-ce plus facile de lire les critiques 20 ans après ou sur le moment ?
« Au début, je ne savais pas comment le film était. Je pense aussi qu’il n’a pas été bien perçu en République tchèque. Il n’y a qu’une seule critique formidable d’un journaliste dans Revolver Revue, un an après la projection. Le livre est sorti en République tchèque en 1989, puis il y a eu la révolution de velours et les gens avaient d’autres préoccupations. Ils étaient habitués à un autre ton dans les adaptations cinématographiques de Hrabal. Le personnage de Hanta apparaît dans les premiers écrits de Hrabal : c’est un plaisantin, quelqu’un qui fait des blagues, c’est une sorte de galopin ! Dans Une trop bruyante solitude, c’est un philosophe, c’est quelqu’un qui réfléchit sur le monde. Le film a donc une autre tonalité que les autres films tchèques. Je pense que les gens étaient donc surpris. Et le film parlait aussi de la condition des petites gens, qui travaillent avec passion, qui sont mangés par la grosse machine, par la production et la productivité. Ils ne tiennent pas le coup face aux grosses industries. Or cette thématique n’était pas aussi pesante qu’aujourd’hui. Je crois que le film a presque eu de la chance d’avoir ces difficultés car aujourd’hui, il peut être perçu différemment. Au début, on m’a dit que le style était bizarre, que c’était mauvais ; j’étais déroutée. Et aujourd’hui, je vois les réactions différentes des gens ! Autrefois, j’avais projeté le film en petits comités, mais je ne savais pas si les gens aimaient le film par sympathie pour moi ou pour le film. Il y a deux ans, il a été projeté hors compétition au Festival du cinéma de Trieste. Dans cette grande salle pleine, avec un public international. J’étais assise au premier rang pour pouvoir parler. Le film s’arrête, silence total. J’étais paniquée ! Tout à coup, les gens se sont levés, ont applaudi, ont pleuré. J’ai pleuré aussi… j’étais émue. Depuis, j’ai appris à aimer le film. »