Véronique Firkušný : « La Tchécoslovaquie était pour l’enfant que j’étais un pays de contes de fée »
Rencontre avec Véronique Firkušný, la fille du grand pianiste tchèque Rudolf Firkušný et traductrice de littérature tchèque contemporaine. Née en Suisse, elle a passé une partie de sa vie en alternant entre ce pays où elle pouvait retrouver ses grands-parents tchèques et les Etats-Unis où ses parents se sont exilés. Au micro de Radio Prague Int., elle est revenue sur le parcours exceptionnel de son père, son lien avec le pays rêvé qu’a longtemps été pour elle la Tchécoslovaquie, la culture et la langue tchèques qui ont été entretenues dans l’intimité de la cellule familiale, et aussi sur les traditions tchèques, comme Noël, que la famille maintenait à la maison.
Véronique Firkušný, bonjour et merci d’avoir accepté cette invitation pour évoquer votre père Rudolf Firkušný, grand pianiste tchèque qui a passé la majeure partie de sa vie en exil. Vous-même traduisez aujourd’hui des auteurs tchèques en anglais, à destination du public anglophone. Revenons d’abord chronologiquement sur l’histoire de votre père. Rudolf Firkušný a fait une rencontre décisive, alors qu’il n’était âgé que de cinq ans : il a en effet été remarqué par le compositeur Leoš Janáček en personne…
« Oui, c’est cela. Le père de mon père est mort quand il était très jeune, alors qu’il n’avait pas trois ans. Nous sommes en 1915, une période très difficile, sa mère élevait trois enfants dont il était le plus jeune. Elle a décidé de rentrer à Brno où elle avait un immeuble. Elle pensait que ce serait plus facile d’y élever ses enfants. Parce qu’il était très petit et qu’elle avait beaucoup à faire, mon père se retrouvait souvent seul. Pour lui, le piano est devenu comme un jouet. Les voisins ont remarqué qu’il y avait ce petit garçon qu’on entendait jouer par la fenêtre. En ce temps-là, Brno était pleine de défilés militaires. »
Nous sommes en pleine Première Guerre mondiale…
« Tout à fait. Mon père avait alors une nourrice, et il paraît qu’il aimait beaucoup aller dans la rue pour écouter ces défilés puisqu’il y avait de la musique. Puis, il rentrait à la maison et essayait de reproduire ce qu’il avait entendu. Un voisin, musicien lui-même, a remarqué ce petit garçon. Il a approché ma grand-mère et lui a proposé d’emmener ce petit garçon chez Janáček pour qu’il juge s’il avait vraiment du talent. »
Et du talent, il en avait !
« Oui. Mon père était très jeune, il n’avait que cinq ans, mais il savait déjà qui était Janáček. Or il avait une réputation d’être un homme terrible avec un tempérament très féroce. Il n’était pas du tout conventionnel. Mon père disait qu’il savait qu’il existait, qu’il avait entendu de sa musique, que les gens chantaient des chansons de ses opéras. Et donc il voulait aller le voir. Ils se sont rencontrés, Janacek a examiné son jeu, et a reconnu qu’il y avait là un vrai talent. A partir de ce moment-là, il l’a pris sous son aile. Il a dirigé son éducation musicale mais avec la condition qu’il continue d’aller à l’école comme tous les autres enfants. Ils se rencontraient régulièrement, une ou deux fois par semaine. Ensemble ils étudiaient la composition, et Janáček lui a aussi trouvé son premier professeur de piano. »
Rappelons que votre père était un Tchèque très francophile. C’est symptomatique aussi d’une époque où les relations entre la Tchécoslovaquie et la France étaient très importantes. Le français était aussi important dans l’éducation des jeunes Tchèques. Rudolf Firkušný a plus tard étudié à Paris, auprès d’Alfred Cortot… Peut-on revenir sur cet aspect francophile de vote père ?
« Je ne sais pas exactement quand mon père a commencé à apprendre le français, mais quand il était à Paris, il le parlait déjà. L’idée était qu’il aurait dû aller étudier auprès d’Alfred Cortot, mais il y a eu une complication avec le professeur avec lequel il étudiait à Brno. Au final, c’est le président Masaryk qui l’a soutenu et l’a envoyé pour passer un an à Paris. C’était en 1931, mon père avait 19 ans. Ce n’était pas uniquement pour faire son éducation musicale, mais pour son éducation plus générale. A partir de ce moment-là, Paris est devenu comme une deuxième maison pour mon père. Il y avait un groupe de Tchèques, dont faisait partie Bohuslav Martinů, Jiří Mucha, Vítězslava Kaprálová, qui évoluait là-bas jusqu’au début de la Deuxième Guerre mondiale. Mon père est resté jusqu’à ce que les Allemands occupent Paris. Puis il a dû fuir avec ces autres personnes.
Il avait réussi à partir de la Tchécoslovaquie quand c’était encore possible, même si je ne sais plus exactement à quelle date c’était. Il avait eu un contrat pour jouer un concert à un moment où c’était déjà assez difficile de partir. Il a été invité à une audience au ministère de la Culture où on lui a dit qu’il devait aller jouer pour Hitler en Allemagne. Mon père a dit que c’était hors de question, et on lui a dit que ce serait donc un ordre. C’est à ce moment-là qu’il s’est dit qu’il allait quitter la Tchécoslovaquie. Il était donc à Paris pendant les bombardements, et je crois que cette expérience a encore plus renforcé sa relation très spéciale vis-à-vis de la France et Paris en particulier. Il disait toujours que Prague était la ville de son cœur, et Paris la seconde. »
Avant de parler de l’après-guerre, j’aimerais revenir sur un point. Je trouve que se plonger dans l’histoire de votre famille, c’est aussi se plonger dans celle de la Tchécoslovaquie de l’entre-deux-guerres, nouvel Etat né sur les cendres de l’empire austro-hongrois, nouvelle démocratie au cœur de l’Europe, mais prise en étau entre des Etats autoritaires, un pays dont les dirigeants et la population regardaient surtout vers l’Ouest, vers la France et l’Angleterre : dans quelle mesure cet épisode d’indépendance et de démocratie a eu un impact sur votre père et par ricochet sur votre famille et votre éducation ?
« Je crois que l’impact a été énorme. Il n’avait pas de père, donc pour lui les figures paternelles étaient Janáček et Tomáš G. Masaryk. Comme pour beaucoup de gens pendant cette Première République tchécoslovaque, il croyait dans les idéaux démocratiques sur lesquels elle a été fondée et les idées du président Masaryk qui était quelqu’un de très éclairé, qui comprenait qu’il fallait cultiver aussi la bien la culture que la puissance militaire, qui avait modelé la Tchécoslovaquie sur le modèle de la démocratie américaine. Personnellement, j’ai toujours eu l’impression que la démocratie tchèque était dans un sens plus pure car il n’y avait pas toute l’histoire de l’esclavage. Donc ces vingt ans, cela a été une période très formatrice pour les jeunes gens de l’époque. Mon père était jeune adulte à ce moment-là, et ça l’a marqué profondément pour le reste de sa vie : les idéaux de la liberté personnelle, d’une sensibilité dévouée au président et il prenait très au sérieux cette mission d’être un ‘kulturní rytíř’, un chevalier de la culture tchèque. Pour lui, c’était un moyen de présenter au monde ce pays naissant. »
Après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, Rudolf Firkušny est revenu en Tchécoslovaquie. Vous a-t-il parlé de ce court laps de temps avant son deuxième exil, de ce retour dans un pays qui avait dû changer après cinq ans d’occupation ?
« Quand il a quitté la France, il est allé en Amérique. Il a vécu à New York pour le reste de la guerre. Il a continué à donner des concerts, mais le plus souvent en Amérique du Sud. Quand la guerre a fini et qu’il a été invité à rentrer, c’était pour le tour premier Festival de musique du Printemps de Prague, en 1946. C’était une période pleine d’optimisme : il disait que son retour avait été euphorique. C’était la première fois depuis tant d’années qu’il revoyait sa famille, qu’il revenait dans son pays, parmi ses amis musiciens. En outre, ce festival était une célébration, un festival de la liberté retrouvée. Il y avait des participants venus du monde entier, des pays alliés surtout. Il y avait une symbolique très importante liée à ce festival. Il s’est dit qu’il allait donc rester à l’avenir à Prague. Il avait encore des concerts à donner à l’étranger, donc il a été obligé de revenir en Amérique. Il aurait dû être ici en 1948, mais s’est cassé le bras et a dû annuler. C’est grâce à cela qu’il n’était pas en Tchécoslovaquie au moment du Coup de Prague. Il était à New York à ce moment-là, comme Martinu, et ils suivaient ce qui se passait en Tchécoslovaquie. Quand il y a eu cette tragédie, la mort de Jan Masaryk, ils ont compris qu’il n’y avait pas de retour possible. »
Comment a-t-il vécu ce deuxième exil ?
« C’était très difficile, mais là c’était important pour lui en lien avec ma mère qu’il avait rencontrée. Elle était beaucoup plus jeune que lui. Leurs mères se connaissaient. De temps en temps, il a pu revenir au pays, pas officiellement, mais pour voir sa mère. Pendant un de ces voyages, les deux mères ont comploté et les ont présenté l’un à l’autre. Ça a été un coup de foudre et trois mois plus tard, ils étaient mariés. A ce moment-là, mon père avait déjà la nationalité américaine, et ma mère a pu sortir du pays légalement. Ainsi, il avait quelqu’un qui pouvait recréer à l’étranger une ‘maison tchèque’. »
Vous êtes née en Suisse, dans quel type d’éducation avez-vous grandi ? Tchèque, internationale ? Musicale ou pas ?
« Je dirais que chez nous, c’était très tchèque. Toutes les fêtes, Pâques, Noël, étaient toujours pratiquées selon les traditions tchèques. On a eu de la chance parce que les parents de ma mère pouvaient venir pour passer du temps avec nous. Ils s’occupaient de nous pendant que nos parents voyageaient car ma mère accompagnait mon père pendant ses tournées de concerts. Elle l’aidait beaucoup en s’occupant des choses pratiques. C’était vraiment pour cela que notre tchèque a continué à être si central dans nos vies. A New York ma mère a trouvé une école bilingue français-anglais, très petite, dont la fondatrice était une Française. Je crois qu’elle avait compris qu’il fallait être parfois un peu flexible. Donc notre routine était que nous commencions dans cette école en septembre, puis après Noël, nous allions en Suisse ou en France, pendant trois mois, avec mes grands-parents qui s’occupaient de nous et mon grand-père qui suivait, comme un ‘tutor’ les devoirs de l’école. Puis, à Pâques, nous finissions les trois derniers mois de l’année scolaire à New York. L’été, nous retournions à nouveau en Europe. »
C’était donc une année incroyablement riche, un peu fatigante aussi…
« Fatigant, oui. Et l’aspect social était aussi difficile. Parfois, j’en parle avec mon frère. Il en parle moins, mais moi j’ai ressenti très vivement que je n’avais pas un groupe d’amis. J’étais toujours celle qui s’en allait, qui revenait alors que tout le monde avait déjà établi des relations amicales. C’était donc difficile à ce niveau-là. Et d’un autre côté, ça a encore renforcé la proximité de notre famille. On existait vraiment comme une cellule tchèque qui flottait de New York en Suisse, en France… Mais c’était vraiment une cellule très hermétique ! »
Aviez-vous un sentiment de décalage par rapport à vos camarades de classe, puisque vous ne fêtiez pas forcément les mêmes fêtes ou dans d’autres cas de figure ?
« Absolument. En particulier avec Noël, car ce sont des traditions si différentes ! En Amérique, c’est Santa Claus, mais pour nous, c’était toujours Ježíšek. C’était complètement différent. Premièrement Ježísek venait pendant la nuit, on lui préparait l’arbre de Noël, ce n’était pas Santa Claus qui apportait l’arbre et les cadeaux. Il y avait toujours ce sens du mystère. Essayez d’expliquer le concept du Petit enfant Jésus qui apporte les cadeaux… C’était si différent. Ma mère allait toujours à Chinatown pour trouver de la carpe car c’est un poisson qu’on trouve dans la cuisine chinoise. On n’en trouvait nulle part ailleurs sinon. Enfin, on apportait aussi notre déjeuner à l’école : tout le monde avait du beurre de cacahuètes et de la ‘jelly’, et nous, nous avions de la paštika (du pâté) ou un sandwich de la langue de bœuf ! »
Quels sont vos souvenirs de votre premier séjour en Tchécoslovaquie ? C’était avant la révolution de Velours…
« C’était en 1984 et c’était la toute première fois. Je suis venue pour fêter mon 18e anniversaire avec mes grands-parents. Et c’était un choc total. Pendant toute mon enfance, la Tchécoslovaquie existait comme un endroit de contes de fée. Je me rends compte que j’imaginais la vie ici, comme dans les histoires, dans les livres de Lada, les contes de Božena Němcová… Quand je suis arrivée ici, la chose qui m’a frappée, c’est que tout était gris, sombre. Il n’y avait presque rien dans les vitrines. En plus, quand on marchait dans la rue, personne ne se regardait, tout le monde regardait ses pieds. Tout semblait étouffé. Je ne dirais pas qu’il y avait un sentiment de danger imminent, mais il fallait faire attention à tout.
En outre, c’était une période difficile car mon grand-père était très malade. Quand je suis arrivée, il était à l’hôpital. C’était aussi un choc, car il y avait plein de poussière, on se serait cru au siècle passé. A cette époque, j’avais un walkman. C’était si déprimant cette énorme pièce pleine de patients, donc j’ai proposé à mon grand-père de lui laisser mon walkman pour pouvoir écouter de la musique. Il m’a dit non, de peur que quelqu’un ne le lui vole pendant son sommeil. C’était terrible. En plus c’était le mois d’octobre, on ne trouvait guère de légumes et fruits frais. Je voulais leur acheter des aliments avec des vitamines, mais c’était impossible. C’était un choc, car je n’avais jamais vu mes parents dans ce contexte-là. »
Vous avez deux enfants. Comment s’est faite la transmission du tchèque ?
« Quand mes parents étaient encore en vie, on essayait vraiment de parler tchèque à la maison, autant que possible. Mon mari est italien et américain, donc il ne parle pas le tchèque. Mes deux enfants comprennent le tchèque. Ma fille a passé un an en Tchéquie après l’université : à Brno, elle s’est inscrite pour prendre des cours de tchèque, ce qui m’a rendue heureuse. C’était son initiative personnelle : elle parle, elle fait des fautes, mais elle se débrouille très bien. Le problème, c’est qu’en Tchéquie, aujourd’hui, tout le monde parle parfaitement l’anglais. En tout cas, ma fille, en particulier, s’identifie très fortement avec la culture tchèque. »
Vous traduisez des œuvres de la littérature tchèque, notamment une auteure à succès comme Kateřina Tučková, comment en êtes-vous venue à la traduction et cela vous permet-il de maintenir une sorte de lien permanent avec votre pays d’origine ?
« Absolument. Quand je suis allée à l’université, j’ai découvert qu’il y avait un cours de littérature tchèque. J’étais ravie, je me suis inscrite tout de suite. Le professeur s’appelait Peter Kusý, de l’Université de Columbia : on était quatre dans sa classe de littérature tchèque, en tchèque. Tout de suite, il a commencé à nous donner des exercices de traduction. Lui-même était le traducteur de Kundera et de bien d’autres. Il ne parlait jamais de lui-même, il était très modeste. Je regrette de ne pas lui avoir posé davantage de questions. C’est vraiment lui qui a eu le courage d’imaginer que je pourrais peut-être traduire en anglais. Le tchèque dans lequel j’ai grandi était la langue parlée essentiellement, le tchèque de cuisine, du quotidien. J’ai appris toute seule à le lire. J’ai un peu expérimenté, mais je n’avais jamais confiance en moi, je pensais ne pas avoir assez de connaissances de la langue. C’est vraiment ce professeur qui m’a encouragée. Nous avons commencé avec des traductions de poésie, des poèmes de Jan Zábrana. Je n’oserais jamais faire cela aujourd’hui.
Ma mère faisait aussi de la traduction. Les œuvres de Daniela Hodrová, c’est ma mère qui les a choisies car elle était tombée amoureuse de sa trilogie. Elle a grandi et étudié à Brno, elle a appris l’anglais, très bien et sans accent, mais n’avait pas confiance dans son niveau. Elle n’osait pas le faire toute seule et estimait que j’étais allée à l’école aux Etats-Unis et que nous pourrions le faire ensemble. Finalement, j’ai continué et Kateřina Tučková, c’est la première auteure que j’ai traduite seule. C’était une façon de me rapprocher de ce pays et de cette histoire qui m’ont toujours fascinée et de transmettre tout cela à mes autres compatriotes. »