Vie de Charles IV de Luxembourg – l’autobiographie d’un souverain du XIVe siècle
Le médiéviste français Pierre Monnet était de passage en Tchéquie à la fin du mois de mai pour proposer une conférence à l’Institut français de Prague autour de la figure de Charles IV, cet empereur du Saint-Empire et roi de Bohême dont est fêté cette année le 700e anniversaire de la naissance. Radio Prague a profité de cette occasion pour lui poser quelques questions sur la traduction en français de Vita Caroli, l’autobiographie de Charles IV, la première du genre, qu’il a réalisée et éditée en 2010 en collaboration avec Jean-Claude Schmitt.
Comment est né ce projet de traduction en français de Vita Caroli – Vie de Charles ? Qu’est-ce qui vous a motivé à travailler sur cette autobiographie ?
« Tout d’abord parce que c’est un texte exceptionnel, d’abord par son contenu et ensuite par son aspect unique. C’est-à-dire qu’il n’existe pas d’équivalent à cette époque, de roi qui écrive à la première personne l’histoire de sa vie, et en commençant surtout par des épisodes qui n’entrent pas habituellement dans l’image de majesté, de prestige royal. Il commence par sa naissance, sa jeunesse. Il ne cache pas un certain nombre de divergences qu’il a pu avoir vis-à-vis de la politique menée par son père, Jean l’Aveugle, notamment en Italie. Il y a aussi un aspect très personnel que l’on ne retrouve pas dans d’autres textes de cette nature : la description de ses rêves par exemple, la manière dont il a fait ses apprentissages de jeunesse. Donc c’est un texte très personnel, politique certes, mais qui a une tonalité qu’on ne retrouve nulle part ailleurs. Ça, c’est pour l’aspect exceptionnel du texte. Evidemment c’est un texte aussi qui parle pour son époque, c’est-à-dire pour la culture, non seulement de ce roi mais bien sûr de ce qu’était le royaume de Bohême à cette époque, et puis des ambitions de Charles IV. »Comment avez-vous travaillé à partir des copies existantes de ce texte et avec les traductions réalisées dans d’autres langues ?
« On a travaillé à partir de la version originale qui est en latin naturellement. Avec aussi un certain nombre d’autres éditions scientifiques qui avaient été faites du texte, d’abord en allemand et ensuite en anglais. Et puis on a proposé cette traduction française mais qui reprend quand même un certain nombre de passages latins que l’on interprète peut-être un peu différemment des autres éditeurs. Nous n’avons évidemment pas pu travailler, faute de compétences linguistiques, sur une traduction en vieux tchèque de ce texte qui a été réalisé au XVe siècle. Mais nous avons utilisé les miniatures qui accompagnent cette traduction au XVe siècle du texte latin, parce que ce sont des miniatures qui sont extrêmement intéressantes du point de vue de la manière dont, au XVe siècle, on commence déjà à ‘bohemiser’ Charles IV. »Vous avez parlé du caractère exceptionnel de cette autobiographie. On ne trouve pas à la même époque d’autres souverains ayant écrit leur autobiographie ?
« On trouve des tentations ou des tendances à l’autobiographie, c’est-à-dire à l’écriture par soi de soi, y compris à la première personne. Par exemple du côté de la papauté avec Enea Silvio Piccolomini, mais cela nous place déjà au milieu du XVe siècle. Nous avons aussi des tentatives de ce genre au XIVe siècle en Espagne en Castille, mais jamais de manière aussi aboutie. On aurait pu penser par exemple que les rois de France aient pu trouver l’exercice intéressant ; c’est-à-dire de renvoyer une image royale à la première personne. Je pense que dès le XIVe siècle, la personne du roi de France a atteint un tel degré de prestige, presque de sainteté, en tout cas de majesté, qui, me semble-t-il, bloque l’individualisation à la première personne. C’est comme si le roi de France ne pouvait être que ‘il’ et pas ‘je’, ou difficilement ‘je’. »
Chez Charles IV, qu’est-ce qui motive l’écriture de ce texte autobiographique ? Ce sont des visées purement politiques ?
« C’est une très bonne question car il y a des différences d’interprétation sur, en effet, la visée, la finalité de ce texte. Tout porte à penser qu’il l’a rédigé vers 1350, c’est-à-dire au moment où il est à Prague, affecté d’une maladie qui le cloue au lit pendant quelques mois et qui lui donne sans doute à la fois le temps, le loisir et peut-être une forme de rétrospective ou de rétrospection, et donc d’introspection sur lui-même. Cela correspond à une date où il fait venir du Saint-Empire les insignes royaux pour les montrer à Prague. Le texte s’arrête en 1346, c’est-à-dire lors de sa première élection comme roi des Romains. C’est donc un texte qui, je crois, a une visée royale, c’est-à-dire qu’il montre l’apprentissage et, au fond, comme la prédestination de ce personnage à devenir le vrai roi.Il devient roi des Romains en 1346. Là nous ne sommes pas dans la royauté de Bohême. Nous sommes dans la royauté des Romains sur le Saint-Empire. C’est une élection qui se trouve faite en concurrence contre Louis IV de Bavière, qui à l’époque est lui le vrai roi et surtout un empereur, même s’il a été excommunié. Mais nous sommes dans un contexte de combat, de compétition, qui se solde par le fait que Louis IV de Bavière meurt en 1347. Et donc dans les années 1350, nous sommes là dans une période de stabilisation d’une sorte de double monarchie, c’est-à-dire royauté de Bohême d’un côté et Empire de l’autre. D’ailleurs, ce n’est pas pour rien si ce texte commence par une sorte de prologue qui indique qu’il s’adresse aussi à ses successeurs sur ces deux trônes. »
Ceci concerne donc plutôt les visées politiques. Vous avez parlé de caractéristiques peut-être plus étonnantes avec par exemple le récit de ses rêves. Qu’est-ce que cela nous dit du ‘je’ au XIVe siècle ? On a la capacité de dire ‘je’, une individualisation ?
« Je préfèrerais pour le XIVe siècle le terme d’individuation, c’est-à-dire que nous avons une poussée de la personne, de la description de la destinée personnelle par rapport à une fonction royale qui est évidemment écrasante. Devenir roi au XIVe siècle, c’est bien sûr s’habiller de la vêture ou du costume d’une fonction qui dépasse de loin la personne. Il n’empêche, nous avons des traits d’individualisation de cette personne royale chez Charles IV, qui se remarquent aussi d’ailleurs par les portraits. Une autre façon de se représenter soi à nul autre pareil. Je crois que la visée de ce texte, et les rêves y appartiennent, est de gagner en ressemblance, un surcroît de ressemblance par rapport à soi-même. Mais évidemment non pas dans quelque chose qui isole l’individu mais qui le personnalise par rapport à une fonction et aux attentes qu’on projette sur cette fonction, royale notamment. »
A-t-on une idée de la réception de ce texte chez les contemporains de Charles IV ?
« Evidemment, c’est une question fondamentale que l’on peut poser d’ailleurs pour tous les textes médiévaux. Au fond, pour qui sont-ils écrits ? Nous ne sommes pas dans un contexte d’imprimerie. Au XIVe siècle, on est dans du manuscrit, donc forcément une diffusion assez limitée avec ce texte. Je pense qu’il écrivait d’abord pour sa famille. Il écrivait pour ses conseillers. Sans doute d’ailleurs a-t-il été repris ; c’est un latiniste mais ce n’est pas un grand clerc. Donc sans doute que sa grammaire a dû être reprise par sa chancellerie ou ses conseillers. Il écrit aussi justement pour le milieu lettré, clérical. Nous savons que nous avons une conjonction très forte à Prague, qui devient capitale du royaume de Bohême et surtout capitale de l’Empire, une conjonction très forte avec une chancellerie qui manie non seulement le latin, l’allemand, mais aussi le tchèque. Ce qui m’intéresse ici, c’est la façon dont l’écrit, quelle que soit sa langue, devient un moyen de gouvernement. »Vous avez parlé dans le prologue de cette idée de s’adresser aux souverains à venir. Comment ce texte est donc reçu par la suite, comment est-il réutilisé ?
« Si l’on prend l’hypothèse d’une écriture plutôt précoce, autour de 1350, Charles IV n’a pas encore d’héritier. La construction d’une passation des royaumes pour un héritier masculin ne se fait qu’avec Venceslas qui naît en 1361. Il y a eu un fils avant mais qui est mort très jeune. Donc nous ne sommes pas encore dans un vrai contexte généalogique, faute d’héritier. Cependant, Charles IV est un Luxembourg et il y a chez lui, je crois, la ferme volonté et conviction de construire un ensemble dynastique qui repose sur une extension du domaine, c’est-à-dire l’articulation entre royaume de Bohême et le Saint-Empire, avec des gains territoriaux. Evidemment, il y a la Moravie, mais déjà un regard tourné vers la Lusace, donc vers la Pologne, et puis bien sûr l’ensemble du Saint-Empire avec aussi une construction autour du Luxembourg. Donc, lorsqu’il s’adresse à ses descendants putatifs, il a évidemment en tête de construire une véritable lignée des Luxembourg. Et d’ailleurs il s’y emploiera de manière tout à fait convaincante et pleine de succès puisqu’il fut marié quatre fois et qu’il parviendra à marier ses fils et ses filles avec à peu près tout ce que l’Europe du temps compte comme dynasties régnantes, sauf du côté de l’Italie et de l’Espagne qui sont des bassins généalogiques qui ne l’intéressent pas. »
La seconde partie de l’entretien avec le médiéviste Pierre Monnet sera diffusée dans une prochaine rubrique historique. Il sera notamment question du thème de la conférence qui l’historien à donner à Prague, à savoir sur les représentations iconographiques de Charles IV.