Zbyněk Hejda : « Fou déjà ou presque, je disparais secoué dans la femme aimée »

Zbyněk Hejda, photo: Petr Veselý, ČRo

Le 16 novembre 2013 s’est éteint à Prague le poète, historien et traducteur tchèque Zbyněk Hejda. Lui qui avait si souvent, dans ses poèmes, côtoyé des tombes silencieuses, et trouvé dans la poésie le moyen de conjurer la mort, il rejoint à 83 ans ce que ses vers avaient à la fois convoité et anxieusement redouté : la chambre de l’éternité. Interdit de publication en Tchécoslovaquie communiste en raison de son opposition au régime, Zbyněk Hejda laisse derrière lui une œuvre sobre en quantité mais très influente sur le plan littéraire et sans équivalent parmi les écrivains de sa génération. Il reçoit en 1996 le prestigieux prix de littérature Jaroslav Seifert pour son recueil « Valse mélancolique » (en français dans le texte).

Zbyněk Hejda,  photo: Petr Veselý,  ČRo
« Je n’ai aucune ambition, aucune, si ce n’est la grande prétention d’être poète. Et ce n’est pas un don, c’est un destin qu’il faut porter, (…) un chemin plein de signes obscurs, incompréhensibles comme la vie elle-même. »

À la lumière de ces mots, que Zbyněk Hejda a formulé à 31 ans, à cette même époque où il refusait la proposition des éditions Mladá fronta d’ajouter à son premier recueil « trois ou quatre poésies dans lesquelles serait exprimée sa position de citoyen », – à la lumière donc de ces mots pleins de devoir et de lucidité, se détachent dans l’ombre soixante années durant lesquelles Zbyněk Hejda a porté son destin sans jamais céder devant les tentatives de malversation ni accepter la comédie du monde, quel qu’en soit le régime politique.

« Là où l’art commence à mentir, il cesse d’être de l’art. »

Expulsé de l’Université Charles de Prague, où il tenait la chaire d’histoire du mouvement ouvrier, pour avoir critiqué l’intervention soviétique de 1956 à Budapest, Zbyněk Hejda travaille d’abord comme formateur de guides de monuments historiques, puis à partir de 1968 comme vendeur dans une librairie d’occasion. En 1977, il fait partie des 242 signataires de la Charte rédigée par les dissidents opposés à la politique de « normalisation ». Commence alors pour Zbyněk Hejda un calvaire d’interrogatoires, de fouilles et de poursuites judiciaires. Privé d’emploi, malade et sans pension, l’année 1978 sera particulièrement éprouvante pour lui, sa femme d’origine française et son fils alors âgé de quatre ans. Il rejoint dans le même temps le Comité de défense pour les personnes injustement persécutées, ce qui n’arrange pas son cas aux yeux de la police. Finalement employé comme gardien-balayeur, il exercera cette fonction pendant dix ans jusqu’à la chute du régime. Après 1989, il enseigne à l’Institut d’éthique de la Faculté de médecine à Prague.

« Hejda était incroyablement droit intellectuellement. Il n’a jamais publié ni prononcé en public quelque chose qu’il n’aurait pas d’abord longuement mûri et dont il n’aurait pas été certain. »

Petr Placák,  photo: CT24
Écrivain et journaliste, Petr Placák fait partie de la jeune génération de dissidents tchèques nés dans les années 1960. S’étant rapproché de Hejda après avoir découvert ses poèmes parmi les écrits qui circulaient alors sous le manteau, il témoigne du rôle qu’a joué ce dernier au sein des intellectuels et des dissidents :

« Le rôle de Hejda a toujours paru moins important qu’il l’était en réalité, parce que c’était quelqu’un de discret et qu’il agissait avec beaucoup d’humilité. D’un autre côté, c’est grâce à cette simplicité qu’il était proche des gens, contrairement à ceux qui voulaient dicter la façon de conduire l’opposition politique et toujours avoir le dernier mot. Hejda n’était pas quelqu’un d’ambitieux – ou plus exactement, il n’avait pas l’ambition de convaincre les gens que son point de vue était le bon. »

Photo: CT
Car, à côté de sa production poétique, Zbyněk Hejda était également rédacteur dans des revues. Il participe notamment en 1964 à la création de « Tvář » (en français « Visage ») qu’il dirigera par la suite. Destinée à publier des auteurs laissés jusque là de côté, cette revue sera interdite de publication l’année suivante puis de façon définitive en juillet 1969. « Tvář » compte parmi l’héritage de la première dissidence qui a eu, dans les années 1980, une grande importance pour la jeune génération.

« Des mots justes comme des justaucorps. (…) Justes à en mourir. »

Zbyněk Hejda conclut ainsi son premier recueil poétique, « Toute volupté » (« Všechna slast »), celui-là même qui aurait pu paraître en 1958. Complété plus tard par un autre ensemble de poèmes, il sera finalement publié en 1964 par Mladá fronta qui avait alors changé de direction. Et de même que l’homme décrit par Petr Placák était intègre dans ses relations et discussions, de même le poète avait le sens du mot juste, très loin des emphases poétiques.

« Le vocabulaire de Hejda est extraordinairement simple. Il s’exprime sans détour. Il est même souvent surprenant à quel point il peut être direct, concis. Pourtant dans la forme ce n’est pas toujours si simple. La structure des phrases parfois peut être très compliquée : on ne peut pas lire la phrase en entier, et on doit arrêter sa lecture pour mûrir l’image en tête. »

'Proximité de la mort',  photo: Maison de l'édition Poezie mimo Domov
Antonín Petruželka, que l’on vient d’entendre, fut l’éditeur des poèmes de Zbyněk Hejda à partir de 1978, année où il publie en « samizdat » – circuit clandestin de publication – un recueil intitulé « Abord de la mort » (« Blízkosti smrti »), pour lequel Hejda recevra le prix littéraire Tom Stoppard en 1989. Paraîtront l’année suivante, aux mêmes éditions KDM, « Lady Felthman », puis presque dix ans plus tard « Trois poèmes » qui formeront la base de « Séjour au Sanatorium » (« Pobyt v sanatoriu »). Ce souci de la précision vient notamment du fait que Zbyněk Hejda ne voulait surtout pas se répéter, s’étaler. Très tôt, vers 14 ans, alors qu’il écrivait ses premiers poèmes, il savait qu’il ne composerait, de toute sa vie, pas plus de cinq ou six recueils.

« Lessivées, lavées par les pluies du temps,
les images des blanches
villes et des villages.
Et nous voilà donc : quelques poètes survivants
avec les chiens errants. »

Zbyněk Hejda vivait la poésie comme une inspiration, une inspiration subite qui le prenait et ne le lâchait plus, jusqu’à ce qu’il trouve le mot juste. Il lui arrivait de passer des semaines sur un même poème, à broyer et délayer ses émotions à la recherche de la combinaison exacte qui les traduirait. Vratislav Färber est lexicographe, éditeur et chercheur à l’Institut tchèque de littérature :

« Je suis… ébloui par la capacité qu’a Hejda de dire beaucoup en très peu de mots – par la composition, la palette, le ton, la diction, l’euphonie et la richesse des rimes. Il a également cette capacité, à la façon de Baudelaire, de dire des choses cruelles de manière subtile, et ainsi de saisir la beauté des choses qui, a priori, n’en ont pas. Il a le don de formuler la détérioration du temps et notre angoisse de l’éphémère. »

« Où me suis-je fourvoyé ?
Dans ce qui ressemble fort
à une vision de bonheur.
Aussitôt, effrayé,
j’ai fait demi-tour. » « Je secoue la neige humide de mon manteau
et j’entre au logis sous
la visière verte de la lampe à la cuisine,
papa à table feuillette un livre,
maman s’affaire devant le fourneau,
ils se retournent vers moi,
je ne me sens plus de joie, j’y cours,
deux trous béants se
creusent dans le mur opposé,
par terre traîne la clef de la pendule. »

En 1939, Zbyněk Hejda a neuf ans lorsqu’il voit son père, fervent communiste, embarqué par la Gestapo. Quelques mois passent et on annonce la mort de ce dernier. Cet événement affectera profondément le jeune Zbyněk, comme plus tard, la mort de son grand-père, puis celles de son oncle, de son cousin, de sa mère et de tant d’autres encore. Accablé par la succession des deuils, la course inexorable du temps, la transformation du corps et des paysages, le ravage des campagnes tchèques que la collectivisation a laissé en héritage, la dégradation des villages d’antan… la poésie de Zbyněk Hejda prend parfois, souvent, le ton d’une longue plainte, que viennent ponctuer des visions dans lesquelles apparaissent les bien-aimés disparus.

Zbyněk Hejda,  photo: CT
Car la poésie de Zbyněk Hejda, c’est aussi une série de rêves dans lesquels se mêlent situations cocasses, rires, étreintes, coïts, musique, gémissements, craintes, vides. Il y aura toujours chez Hejda l’articulation entre de « paisibles couchers de soleil » et « des cris d’oiseaux épouvantés », et cela de manière très réaliste. Vratislav Färber :

« La plus grande spécificité de Hejda tient à son imaginaire, à la fantaisie qu’il a de saisir une nouvelle ontologie de la vie, un élargissement des réalités, belles et terrifiantes à la fois, réelles de manière différente. Je pense que, dans le spectre riche de la littérature tchèque, il occupe une place très spécifique. Sa poésie n’est pas substituable. »

De manière réaliste, ou plutôt de manière sincère. Car s’il fallait retenir une chose de Zbyněk Hejda, ce serait bien sa sincérité. Antonín Petruželka :

« Je ne pense pas que Hejda luttait pour la vérité. Je pense qu’il « était vrai ». Cela peut paraître un peu rhétorique dit comme cela, mais si vous l’aviez connu, vous comprendriez la différence. »


La traduction française des poèmes de Zbyněk Hejda sont d'Erika Abrams.Sont parus en français « Lady Felthman » aux éditions de la Différence, « Valse mélancolique » chez Cheyne éditeur, ainsi que « Abord de la mort » précédé de « Je n'y rencontrerai personne » et « Séjour au sanatorium » aux éditions Fissile.