120 ans depuis l'assainissement de Prague

L'assainissement de l'ancien ghetto juif

Il y a 120 ans, l'image de Prague a changé de façon radicale : des rues entières, plus de 500 maisons, trois synagogues et un couvent ont été sacrifiés à l'assainissement de la Vieille-Ville et du quartier Josefov - nom donné en 1850 à l'ancien ghetto juif de Prague. L'état sanitaire et d'entretien désastreux de ces quartiers était à l'origine des lois de démolition entrées en vigueur il y a tout juste 120 ans, le 7 avril 1893.

Deuxième ville de la monarchie habsbourgeoise après Vienne, Prague en tant que capitale du royaume de Bohême comprenait, en 1784, quatre quartiers : La Vieille-Ville, la Nouvelle-Ville, Hradčany – le quartier du château et Malá strana – le quartier du Petit Côté sous le château. En 1850 s’y ajoute l'ancien ghetto juif pour devenir le cinquième quartier de Prague, du nom de Josefov, à la mémoire de l'empereur Joseph II. La transformation controversée de cette partie de Prague commencée en 1893 s'est inscrite dans l'histoire sous le nom d'assainissement pragois, raconte Kateřina Bečková, présidente du Club du vieux Prague :

« D'un coup, entre 500 et 600 maisons dans le noyau historique de la ville ont disparu. Rien que dans le quartier de Josefov, toutes les maisons d'habitation ont été démolies. Des neuf synagogues qui s'y trouvaient, six seulement sont restées. Dans la Vieille-Ville de Prague, on a démoli 320 maisons. »

Compris entre les rues bornant la place de la Vieille-Ville et les quais de la rivière Vltava, l'ancien ghetto juif de Prague est un labyrinthe de ruelles sinueuses, de petites places sombres et de baraques entassées habitées non seulement par les Juifs mais de plus en plus aussi par les personnes les plus démunies. A la fin du XIXe siècle, le quartier est, à vrai dire, dans un état déplorable : insalubre, manquant de canalisation, et souffrant de surmortalité pour cause de maladies infectieuses. Autant de raisons qui justifient l'un des plus importants assainissements urbains jamais réalisés en Europe centrale, observe Kateřina Bečková :

Kateřina Bečková,  photo: Archives de Radio Prague
« Evidemment, inutile de dire qu'aujourd'hui, on procéderait autrement. On ferait en sorte de ne pas laisser disparaître les parties historiques. Au contraire, on ferait tout pour les préserver et les protéger. Or la situation a été tout autre, il y a 100 ans. En raison de la proximité de la rivière Vltava, les caves et les fondations des maisons de Josefov avaient de graves problèmes d'humidité. En plus de cela, les conseillers municipaux qui siégeaient à deux pas d'ici, sur la place de la Vieille-Ville, craignaient une crise sanitaire. Pour toutes ces raisons, on a eu recours à une solution radicale. Pourtant, on ne peut que regretter qu'au moins quelques ruelles à proximité de la Synagogue Vieille-Nouvelle et du cimetière juif n'aient pas pu être préservées. »

La synagogue Cikánova
L'assainissement a complètement changé l'image de Prague. Trois synagogues ont été sacrifiées : la Nouvelle Synagogue élevée à la fin du XVIe siècle près de l'actuelle rue Široká, la synagogue Velkodvorská bâtie au début du XVIIe siècle à l'emplacement de l'actuelle rue Pařížská et la synagogue Cikánova érigée en 1613 là où se trouve aujourd'hui la rue Bílkova. Plusieurs maisons précieuses ont également été démolies, comme la maison Melantrich dans la rue éponyme, réputée pour sa belle façade Renaissance, ou la maison baroque dite de Krenn, voisine de l'église Saint-Nicolas sur la place de la Vieille-Ville. Près de cette même église, le couvent baroque des Bénédictins est devenu une des victimes de l'assainissement. De nombreuses rues, dont Rabinská – du Rabbin, Červená – rouge, ou Střelná – des tireurs, ont disparu, elles-aussi. La deuxième vague d'assainissement, beaucoup moins importante, a touché la Nouvelle-Ville de Prague. Ici, une vingtaine de maisons ont été sacrifiées.

Entrées en vigueur il y a tout juste 120 ans, les lois d'assainissement se sont heurtées à une vive opposition de l'opinion publique, allemande comme tchèque, et des milieux intellectuels. Le plus connu est le Manifeste de protestation dit de Pâques rédigé en 1896 par l'écrivain symboliste Vilém Mrštík. Il y écrit que Prague « a été dépouillé de son bijou le plus cher, à savoir son caractère historique pittoresque. » De nombreuses personnalités connues dont les écrivains Alois Jirásek, Otokar Březina, František Xaver Šalda, les peintres Mikoláš Aleš et Josef Václav Myslbek, ont apposé leur signature au bas du pamphlet.

Un an plus tard, Vilém Mrštík publie un essai virulent, la « Bestia Triumphans » - nom emprunté au philosophe allemand Nietzsche, dans lequel il associe la municipalité de Prague à un démon destructeur et ignorant. Or comme le souligne Kateřina Bečková du Club du vieux Prague, ces protestations n'ont pas été orientées contre l'assainissement de Josefov dont l'état était déplorable, à l'époque :

L'avenue Pařížská,  photo: Archives de Radio Prague
« La mobilisation a été focalisée en premier lieu sur l'assainissement de la Vieille-Ville. Quant aux signataires du Bestia Triumphans, ceux-ci ont protesté contre la démolition envisagée d'une partie du quartier de Malá Strana dont les maisons historiques devaient céder la place à de nouveaux immeubles construits par de riches entrepreneurs. »

Grâce aux initiatives du monde littéraire, l'assainissement est devenu plus réfléchi et la pression de l'opinion publique a permis de préserver plusieurs monuments précieux. A la place des maisons démolies du quartier des pauvres, Josefov, un nouveau quartier de luxe a été érigé, avec des maisons d'habitation construites dans les style Art nouveau historisants. Des rues élégantes comme l'avenue Pařížská – avenue de Paris – ont également vu le jour.

Avec du recul, la question se pose de savoir dans quelle mesure l’assainissement a contribué au développement urbanistique de la ville et dans quelle mesure il a nui à son image. Pour Kateřina Bečková, l'effet est double. L'avenue de Paris, connue aujourd'hui pour ses restaurants et ses boutiques de luxe de marques mondiales, est certes un beau coin de Prague, mais sa valeur n'est que locale. D'ailleurs, le magazine Český Svět écrivait déjà en 1907 : « Dans cette avenue de prestige, le goût pragois est absent. Partout, c’est comme si un parvenu se gonflait de vanité. » Kateřina Bečková :

« Le quartier qui a vu le jour à l'emplacement de l'ancien ghetto est un quartier homogène. Sa perception, aujourd'hui, est très positive, son architecture est une architecture sympathique. Il ne fait pas de doute que l'assainissement a rapproché Prague de l'image d'une métropole moderne. Mais lorsque vous me demandez mon avis sur cette question, je dois vous dire que si on avait pu préserver au moins une petite partie de Josefov, cela aurait été sensationnel à l’échelle mondiale. »

L'assainissement de Prague qui a débuté en 1893 s'est prolongé jusqu'à 1943, soit pendant un demi-siècle. Les interventions les plus importantes touchant le quartier de Josefov ont toutefois été réalisées avant 1914.