Le rapport entre politique et culture, un chantier encore en cours ?

Jan Kaplický

Le 15 janvier dernier, l’architecte tchéco-britannique Jan Kaplický nous quittait. Une carrière bien remplie et un immense talent, assombris, dans les six derniers mois de sa vie, par la polémique suscitée par son projet de Bibliothèque nationale à Prague. L’occasion de revenir aujourd’hui sur les rapports parfois conflictuels entre politique et culture en terres tchèques.

« La pieuvre de l’esplanade de Letná ne sera pas construite. Ce projet n’a pas été préparé comme il fallait et ce n’était donc qu’une forme d‘aventure. »

C’est sur ces mots qu’en juillet 2008, le ministre de la Culture Václav Jehlička a clos sans appel le dossier de la Bibliothèque nationale. Ce projet de l’architecte Jan Kaplický avortait finalement, suite à l‘émoi de l’opinion publique devant la forme insolite de l’édifice, surnommée par ses détracteurs « la pieuvre ». Ceux-ci lui reprochaient de défigurer un quartier historique, le parc de Letná, tandis que ses partisans louaient sa modernité.

Pour retrouver une polémique d’une telle ampleur, il faut remonter à la fin du XIXème siècle, avec l’assainissement du quartier juif de Prague. Sauf que cette fois-ci, l’écho est plus grand encore et surtout que l‘on trouve deux camps mieux équilibrés : l’opinion publique contre la municipalité. Du remaniement du quartier juif, il reste aujourd’hui les six synagogues ainsi que le cimetière et l’hôtel de ville. On sait que Franz Kafka réagit avec tristesse et amertume face à la disparition des ruelles mystérieuses, des cours intérieures et des échoppes antiques du vieux Josefov.

Il n’est d’ailleurs pas le seul. Ecrivain pragois de langue allemande, Léo Perutz évoque, dans « La Nuit sous le pont de pierre », les destructions, sous le regard ému de son héros : " Ils ont démoli la maison A l’Auberge Froide et la maison A l’Œuf de Coucou. Ils ont démoli la vieille boulangerie où ma mère allait chaque semaine acheter son gâteau du sabbat ".

L’écrivain symboliste Vilém Mrštík, quant à lui, publie en 1897 un essai virulent, la « Bestia Triumphans », où il associe la municipalité de Prague à un démon destructeur, non sans une certaine morgue millénariste !

A vrai dire, le quartier juif est, à cette époque, dans un état déplorable. La surmortalité pour cause de maladie infectieuse y est particulièrement élevée, avec en première ligne la tuberculose. L’assainissement, qui débute en 1896 et se prolonge jusqu’après la Première Guerre mondiale, représente donc une mesure de santé publique nécessaire.

Pourtant, la reconstruction de Josefov focalise la peur de voir Prague perdre son caractère historique, un débat qui agite le Paris d’Hausmann avec encore plus de virulence à la même époque. La mobilisation dépasse de loin le monde littéraire puisque l’opinion publique, allemande comme tchèque, s’érige contre le projet d’assainissement. Et de multiples associations visant à préserver le vieux Prague voient le jour, les « Amis de la Prague ancienne » ou encore des clubs d’étudiants.

Le nouveau quartier qui naît des ruines de ce chantier n’attire guère plus d’éloges. Citons le quotidien Český Svět en 1907, à propos de l’avenue Pařížská (de Paris), percée à l’occasion des grands travaux et connue aujourd’hui pour ses restaurants et boutiques de luxe : " Dans cette avenue de prestige, le goût pragois est absent. Partout, c’est comme si un parvenu se gonflait de vanité ". Bien sûr, ces jugements ont été adoucis par le temps, le quartier de Josefov incarnant par son style historiciste souvent réussi, un témoignage supplémentaire du savoir-faire architectural tchèque.

Photo: Štěpánka Budková
A la chute du régime communiste, en 1989, Prague se réinsère dans les grands courants architecturaux internationaux après une longue éclipse. La Maison Dansante, de l’architecte américain Frank Gehry, en est un symbole célèbre. On pourrait y ajouter les réalisations iconoclastes de David Černý, avec ses bébés grimpant le long de la tour de télévision, à Žižkov. Prague renoue bel et bien avec sa créativité traditionnelle, n’oublions pas que la Bohême est l’un des seuls endroits en Europe où le cubisme a trouvé une expression architecturale.

Si l’architecture tchèque retrouve sa vitalité après la Révolution de Velours, les relations entre l’Etat et acteurs de la culture n’évoluent pas aussi rapidement. Le ministère de la Culture fait preuve d’un interventionnisme parfois pesant, notamment à travers son droit de nomination. Citons le renvoi du chef de l’Orchestre philharmonique, Gerd Albrecht, en 1996, alors que son contrat est encore en cours. La même année, Milan Kňížák, recteur de la faculté des Beaux-Arts et le cinéaste Jan Švankmajer protestent contre le remplacement du directeur général de la Galerie nationale et de celui de son département d’art contemporain.

Jan Kaplický et son projet de Bibliothèque nationale ont sans doute souffert des mêmes maux. Car la polémique médiatique a vu les responsables politiques effectuer un revirement à 180 degrés. Certes, le président Václav Klaus s’était déclaré hostile à ce projet futuriste dès le début. La municipalité de Prague et le gouvernement s’étaient en revanche déclarés intéressés par le projet, avant de l’abandonner sous la pression d’une partie de l’opinion publique. Nous écoutons la réaction de Jan Kaplický suite à l’annonce de l’arrêt de son projet :

« En tant qu’architecte, je suis très surpris par le fait que le ministère tchèque de la Culture est le seul ministère de la culture en Europe et peut-être même dans le monde, qui lutte contre la culture. »

Le rapport entre la politique et la culture ferait-il partie des chantiers de rénovation encore en cours depuis la chute du communisme ?