25 ans depuis la fondation de la maison d’édition Torst

Photo: Facebook de Torst

Payer les dettes littéraires – telle était l’intention de Viktor Stoilov lorsqu’il s’est lancé dans l’édition. Vingt-cinq ans se sont écoulés depuis la parution du premier livre aux éditions Torst, maison fondée par cet éditeur pour publier des ouvrages qui n’avaient pas pu paraître sous le régime communiste. Parvenue à la maturité, sa maison d’édition est aujourd’hui l’une des plus respectées sur le marché du livre en République tchèque. Etre publié par Torst est une marque indubitable de qualité.

Les dettes littéraires du temps du communisme

Viktor Stoilov,  photo: Vilém Faltýnek
Torst est un mot composé de cinq lettres tirées du nom de l’éditeur Viktor Stoilov. Sa maison d’édition doit sa naissance à une exposition de photos. En 1990, Viktor Stoilov présente une exposition de portraits photographiques d’écrivains tchèques réalisés pour la plupart au cours des années 1980. Ceux qui ont vu et apprécié les photos de l’exposition demandent à l’auteur de réunir les photos dans un livre. Il se lance donc à la recherche d’un éditeur :

« Je ne voulais pas publier ce livre à mon compte. Je me suis adressé à plusieurs maisons d’édition en leur demandant de publier ce livre mais nous ne sommes pas arrivés à nous mettre d’accord. Certains voulaient mettre la photo de Václav Havel sur la couverture pour mieux faire vendre ce livre, d’autres ne voulaient pas sur la couverture de la photo de Dominik Tatarka, disant que c’est le seul auteur slovaque qui figure dans le livre, et cela ne me plaisait pas. J’ai donc refusé la première proposition, la deuxième proposition, et puis j’ai rencontré Robert Novák qui travaillait dans une imprimerie et qui m’a dit : « Alors, publie ça toi-même. »

Photo: Torst
Viktor Stoilov s’exécute et les fondements de la nouvelle maison d’édition sont jetés. Au début ses activités sont très espacées et modestes, mais peu à peu le nom bizarre de la nouvelle maison se fait connaître parmi les lecteurs avides de bonne littérature. Le choix des livres est cependant encore très restreint. Viktor Stoilov répertorie les premiers ouvrages publiés :

« C’étaient les livres que j’aimais. Les premiers titres étaient en rapport avec la littérature kafkaïenne. C’étaient les aphorismes de Franz Kafka, l’étude de František Kautman ‘Le monde de Franz Kafka’, les souvenirs de Milena Vondráčková ‘Autour de Milena Jesenská’. Je publiais deux ou trois livres par an. A cette cadence, je n’aurais même pas gagné ma vie. »

Le déclin des grandes maisons d’éditions

Après 1990, les grandes maisons d’édition existantes, Československý spisovatel et Odeon, se lancent dans l’édition des auteurs interdits de publication sous le régime communiste et leurs œuvres sont publiés dans des tirages de dizaines de milliers d’exemplaires. Mais ce boum n’est que de courte durée, les lecteurs sont vite rassasiés, le marché est bientôt saturé et la situation économique des grandes maisons d’éditions décline. Et c’est le moment où la maison Torst commence à s’imposer sur le marché :

Photo: Torst
« Grâce à mon camarade de classe Jan Šulc qui travaillait aux éditions Odeon, j’étais informé des titres que ces grandes maisons éliminaient de leur production parce qu’elles les considéraient comme déficitaires sur le plan économique. Je me suis donc chargé de ces titres éliminés et ma maison d’édition a été conçue de façon à pouvoir les publier et ne pas tomber en déficit. Je n’avais donc pas de bureau, et même pas d’employés, que je n’ai d’ailleurs toujours pas aujourd’hui. J’ai même fait la composition typographique de la première série de livres, des ouvrages de mille pages comme le journal de Jan Zábrana. J’ai dû apprendre la composition typographique pour faire des économies. »

Cette stratégie économique se révèle astucieuse et efficace. Viktor Stoilov invite à la collaboration son ami Jan Šulc avec lequel il partage le désir de publier la littérature qui ne pouvait pas paraître sous le communisme. Ensemble ils réussissent à donner à la maison Torst une image très caractéristique et hors du commun. La liste des ouvrages et des auteurs publiés par Torst s’allonge progressivement et l’éventail des genres, des thèmes et des sujets traités s’élargit. Torst n’est plus uniquement une maison orientée vers la littérature jadis interdite. Viktor Stoilov précise :

« Au début c’était notre activité principale. Encore aujourd’hui une des priorités de la maison Torst est le paiement des dettes littéraires. Bien sûr, nous cherchons à publier en même temps des prosateurs tchèques actuels. »

Une impressionnante liste d’auteurs

Photo: Torst
Parmi les ouvrages ubliés par Torst il y a toute une série de livres de mémoires et des journaux intimes. Le recueil des journaux du poète et traducteur Jan Zábrana intitulée « Toute une vie » et publié en plusieurs volumes est un des plus grands succès éditoriaux de la maison. Parmi les autres auteurs figurant dans cette catégorie il y a entre autres l’écrivain et poète Josef Hiršal, l’abbé du couvent des Bénédictins de Břevnov Anastáz Opasek, le célèbre photographe Jan Saudek, le poète et traducteur Jan Vladislav qui a été obligé de passer une partie de sa vie en exil en France, ou l’écrivain, dramaturge et ancien homme politique Milan Uhde. On y trouve aussi le livre intitulé « Midi » de la dissidente russe Natalia Gorbanevskaïa qui évoque la courageuse manifestation contre l’occupation de la Tchécoslovaquie par l’armée soviétique en août 1968 organisée sur la Place rouge à Moscou. Une attention spéciale est prêtée à la littérature en rapport avec Franz Kafka et son amie Milena Jesenská. Dans la catégorie réservée aux essais et aux textes théoriques il y a entre autres des livres de l’écrivain Václav Jamek (Prix Médicis de 1989), du philosophe Karel Kosík et de deux écrivains tchèques établis en France, Věra Linhartová et Patrik Ouřednik. La maison Torst suit attentivement aussi la production littéraire actuelle et publie les derniers ouvrages des auteurs renommés comme Petra Hůlová, Daniela Hodrová. Marie Michlová ou Pavel Hák, auteur d’origine tchèque qui vit en France et écrit en français.

Photo: Torst
Les éditeurs Viktor Stoilov et Jan Šulc n’ont pas oublié que le premier livre publié par Torst était un recueil de photos. La série de livres de photos qu’ils ont édités compte déjà 35 volumes et parmi leurs auteurs il y a des noms célèbres comme František Drtikol, Jaromír Funke, Josef Koudelka et Alfons Mucha. Une série de six volumes est consacrée aux cycles d’œuvres du grand photographe tchèque Josef Sudek.

Impossible d’évoquer ici tous les auteurs et toutes les œuvres publiées au cours des vingt-cinq ans de l’existence de la maison Torst dont la production prend de l’ampleur avec le temps. Le travail infatigable de l’éditeur Jan Šulc a même attiré l’attention du Pen club tchèque qui lui a décerné en 2014 le prix littéraire Karel Čapek. C’est la première fois que cette distinction d’ordinaire réservée aux écrivains et qui compte parmi ses lauréats Günter Grass, Václav Havel et Arnošt Lustig, a été attribuée à un éditeur. Le professeur Martin C. Putna explique pourquoi Jan Šulc mérite cette distinction :

Jan Šulc,  photo: ČT Art
« Jan Šulc est un sélectionneur de valeurs. C’est lui qui dans les maisons d’éditions comme Torst dit avec autorité ce qui vaut la peine, à quoi il faut prêter attention. Il se spécialise dans l’édition de la littérature d’exil et des œuvres parues en samizdat. Mais même dans ce domaine, toutes les œuvres n’étaient pas de même qualité et il est un des rares hommes auxquels on fait confiance quand il dit : ‘Cela vaut la peine d’être édité, cela vaut ce travail et cet argent’, parce que quand il le dit, c’est vrai. »

Un quart de siècle après la fondation de sa maison d’édition Viktor Stoilov peut se retourner avec satisfaction sur l’œuvre qu’il a accomplie. Il refuse de se plaindre comme d’autres éditeurs de la situation sur le marché du livre en Tchéquie et se félicite de la diversité des titres proposés aux lecteurs :

Photo: Facebook de Torst
« Pour le lecteur c’est parfait parce que l’offre sur le marché du livre est très large. Bien sûr il est un peu difficile de s’orienter dans cette profusion d’ouvrages. Je n’aime pas entendre ceux qui ne cessent de se plaindre et de rouspéter, parce que je considère comme un miracle le fait que je publie des livres depuis 25 ans et que cela continue toujours. Et il semble pour l’instant que nous sommes encore loin de finir. »