L'éditeur Jan Šulc, une vie sacrifiée aux livres

Jan Šulc, photo: Tomáš Vodňanský, ČRo

« Ce qui m'intéresse le plus dans la littérature, c'est la façon dont elle est capable de pénétrer jusqu'à l'âme de l'homme, » dit Jan Šulc, éditeur pour lequel préparer un livre à l'édition est un travail créateur proche de celui de l'auteur lui-même. Aujourd'hui Jan Šulc peut se retourner sur d'innombrables livres et auteurs importants qui sont connus et appréciés grâce à son travail. Il est le seul éditeur parmi les lauréats du prestigieux prix Karel Čapek.

Jan Šulc,  photo: Tomáš Vodňanský,  ČRo

Un juge rigoureux des auteurs et des livres

Déjà au cours de ses études d'anglais et de portugais à la faculté des lettres à Prague dans les années 1980, le jeune Jan Šulc (1965) collabore avec une maison d'édition :

« Grâce à un concours de circonstances, j'avais des amis dans plusieurs maisons d'éditions et aussi aux éditions Odeon, maison qui a été probablement la plus importante en son genre dans le pays dans les années 1970 et 1980. Elle publiait notamment des ouvrages traduits de langues étrangères mais aussi des livres tchèques de grande qualité. (...) Je fréquentais surtout la section de littérature anglo-américaine et grâce à l'éditeur Jan Zelenka j'ai eu déjà pendant mes études la possibilité de travailler comme lecteur de maison d'édition spécialisé dans les romans anglais et américains. C'était un travail très responsable qu'on ne pouvait pas bâcler. »

Il s'agit de lire très attentivement le livre, puis d'écrire un résumé, une analyse, un compte-rendu et une appréciation. Le jeune Jan Šulc est un arbitre rigoureux qui se veut tout à fait impartial. Influencé par les travaux du critique littéraire intrépide Jan Lopatka, il va parfois même trop loin dans ses exigences vis-à-vis des auteurs d’œuvres littéraires. Il lui arrive par exemple - il se le rappellera plus tard avec beaucoup d'humour - de condamner le roman Beloved de l'écrivaine américaine Toni Morrison qui recevra pour ce roman le prix Pulitzer et quelque temps après le prix Nobel de littérature pour l'ensemble de son œuvre. Cette méprise n'entame cependant nullement la passion des livres du jeune adepte au métier d'éditeur.

Photo illustrative: Free-Photos/Pixabay,  CC0

Les charmes d'une bouquinerie

La vie professionnelle de Jan Šulc commence dans une bouquinerie de Prague où il travaille pendant quelque temps après la fin de ses études :

« Cette bouquinerie était un endroit exceptionnel. Elle était vaste et occupait plusieurs pièces, il y avait aussi une section d'art graphique. C'était un monde en soi. Elle était fréquentée par toute une série de personnalités importantes de la littérature tchèque. En plus, le climat qui régnait dans cette bouquinerie était excellent, il y avait des gens magnifiques qui travaillaient avec moi, qui étaient mes amis et qui le sont encore aujourd'hui. »

Cette période de sa vie qui ne dure pas très longtemps revêt pour Jan Šulc encore une autre importance parce que la bouquinerie devient une source intarissable de livres pour sa propre bibliothèque. Presque tous les jours, il emporte à la maison dans son sac à dos des livres achetés à des prix très modiques parmi lesquels des livres rares, introuvables, de véritables trésors de bouquinerie. Sa bibliothèque personnelle qui comprend aussi les livres rassemblés déjà par son père et son grand-père, s'agrandit d'une façon impressionnante. Aujourd'hui il évalue le nombre de volumes qu'il possède à 28 000. Il ne lui est pas possible de garder toutes ses richesses chez lui et il a été obligé de louer un espace pour les stocker.

Entre les maisons d'éditions Odeon et Torst

En 1990, Jan Šulc devient éditeur pour la maison Odéon. Il y publie toute une série d’œuvres importantes mais il assistera aussi au déclin de cette maison d'édition qui ne saura pas résister aux rigueurs de l'économie de marché. Pendant cette période qui finira en 1993, Jan Šulc collabore cependant déjà avec d'autres éditeurs. En 1990, l'éditeur Viktor Stoilov fonde une nouvelle maison d'édition tchèque au nom singulier et quasi imprononçable. Elle s'appelle Torst et Jan Šulc participe très activement à sa production dès les premières années de son existence :

« Ma collaboration avec Torst, ce sont trente années de ma vie. Ma contribution mise à part, c'est le chef de cette maison Viktor Stoilov qui a fait un travail incroyable et énorme en se lançant dans des projets extrêmement difficiles. Je crois que c'est quelque chose qui le distingue des autres éditeurs. (...) C'est une attitude qu'on pourrait qualifier de masochisme mais qui porte ses fruits parce qu'elle rend possible la parution de livres qui ne pourraient paraître nulle part ailleurs. »

Les grands projets d'édition

Au cours des trente années de sa collaboration avec Torst et avec d'autres éditeurs Jan Šulc réalise une longue série de projets d'édition importants. Il collabore entre autres à la publication des œuvres complètes de Václav Havel en huit tomes, il publie les Journaux intimes de l'écrivain et traducteur Jan Zábrana ou les œuvres choisies de l'historien de littérature et philosophe Václav Černý. C'est en contact étroit avec l'auteur qu'il préparera à l'édition les poésies du dramaturge Josef Topol. Et il déploie les même soins et le même élan pour publier les œuvres de Jan Vladislav, Ivan Diviš et Emil Juliš, poètes réduits au silence sous le régime communiste. Son ambition est de rendre sa continuité à la littérature tchèque :

« Au fond, mon intention a toujours été de combler la lacune de quarante et même de cinquante ans dans la continuité de la littérature tchèque, de renouer dans les années 1990 avec la création littéraire des années 1930 parce que ce n'était pas possible entre 1940 et 1990 pour les raisons que nous connaissons. Chez nos voisins polonais et slovaques cette lacune a été beaucoup moins importante. Vous ne trouverez dans aucun pays centre-européen un tel nombre d'écrivains interdits de publication comme chez nous. »

Aujourd'hui Jan Šulc constate que beaucoup de livres qu'il a préparés à l'édition, ne seraient pas sortis sans les dialogues qu'il a noué avec leurs auteurs. Le dialogue créateur est d'ailleurs un aspect caractéristique pour l'ensemble de ses activités. Les jurés qui ont décidé de lui décerner le prix Karel Čapek ont donc aussi apprécié cet aspect de son œuvre.

Le regard d'un martien sur la littérature

Au cours de sa vie, Jan Šulc a lu énormément de livres ce qui le mène inévitablement à une réflexion générale sur la littérature et sur son évolution. Bien qu'il apprécie et aime beaucoup d'auteurs tchèques contemporains, il ne perd pas son sens critique et jette sur la création contemporaine un regard désabusé :

Photo illustrative: Eva Turečková
« Quand nous ne prenons pas en considération les amitiés avec les écrivains actuels, quand nous jetons sur notre littérature un regard complètement désintéressé comme si c'était le regard d'un martien, nous voyons qu'on n'écrit plus de la littérature vraiment essentielle comme celle de Franz Kafka, de Fernando Pessoa, de Dostoïevski, de Tolstoï, de Tchekhov. Je pense même, bien que je ne sois pas spécialiste de la littérature mondiale, que de nos jours probablement une telle littérature n'est créée nulle part ailleurs. (...) On écrit encore une bonne littérature, une littérature intéressante mais les auteurs comme Ivan Bounine, Albert Camus, Marguerite Yourcenar, William Styron et Philip Roth n'existent plus. »

Pour alléger cette constatation qui peut sembler un peu trop puriste et pessimiste, Jan Šulc ajoute que les temps ont changé et qu'aujourd'hui d'autres genres jouent en partie le rôle de la littérature. Selon lui, de nos jours souvent les choses essentielles sont dites dans une chanson ou dans un film. Rien à faire, bien que beaucoup de livres sortent chaque année, la littérature n'est plus ce qu'elle était.