Alain Finkielkraut : « L’Europe comme civilisation est menacée par une sorte de dissolution intérieure »

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Une importante conférence baptisée « Visions d’Europe » s’est tenue à Prague en début de semaine. A cette occasion, le philosophe français Alain Finkielkraut a confié sa propre vision de l’Europe au micro de Radio Prague.

Vous avez fait référence à Kundera en disant qu’ici en Europe centrale il y avait une autre idée de l’Europe jusqu’à récemment – pour reprendre vos mots. Quelle était cette autre idée de l’Europe est quelle est-elle devenue aujourd’hui selon vous ?

« En Occident, l’Union européenne était à la fois un objet politique et technocratique, inspiré d’abord par le souci de la paix perpétuelle : ne plus connaître les guerres qui ont ravagé le sol de l’Europe, sortir de l’Europe westphalienne – des traités de Westphalie – pour entrer dans l’âge d’une Europe pacifiée. Donc l’horizon était politique. En Europe centrale, l’Europe était perçue comme une civilisation menacée par un adversaire qui était à la fois oppressif en quelques sortes et impérialiste/colonisateur. C’est cette notion de l’Europe comme civilisation que l’Europe centrale a maintenue vivante.

On aurait pu espérer qu’au moment des retrouvailles, les deux notions allaient se combiner : l’horizon politique, économique, juridique de la paix perpétuelle et l’idée de civilisation européenne. Malheureusement, cette idée au fond a été abandonnée, perdue de vue et l’Europe centrale a rejoint l’Europe occidentale sur ses propres termes.

L’Europe comme civilisation est aujourd’hui menacée non pas par un ennemi extérieur mais, plus gravement peut-être, même si c’est de manière moins sanglante, par une sorte de dissolution intérieure. L’Europe se projette vers l’avenir. Les nouveaux outils dont elle bénéficie, technologiques et autres, la coupe de son propre passé. Je crois que la manière de poser la question de la Turquie à l’intégration européenne est une preuve de l’oubli de cette dimension civilisationnelle de l’Europe.

La civilisation, c’est un art de vivre, ce sont des paysages, c’est un certain style, c’est une certaine présence des femmes. C’est aussi le rôle très important joué dans un premier temps par le christianisme, mais surtout dans un deuxième temps par la culture. L’idée que les textes antérieurs ont quelque chose à nous dire, que nous sommes nourris par l’héritage de la culture. Tout cela me semble-t-il a de moins en moins de place et d’importance en Europe et je constate, j’observe avec une certaine tristesse que l’Europe centrale elle-même a perdu cela de vue. »