Antoine Marès : l'Europe centrale, le sismographe de l'histoire européenne
L'historien Antoine Marès signe, en collaboration avec son collègue Alain Soubigou, un ouvrage intitulé L'Europe centrale dans l'Europe du XXe siècle, paru en décembre dernier aux éditions Ellipses. Pour présenter ce riche et dense manuel, le chercheur est passé dans les studios de Radio Prague, évoquant les tensions particulières qui traversent cet espace souvent méconnu en France.
L'Europe médiane plutôt que l'Europe centrale
Dans le titre, vous parlez d’Europe centrale, mais dès l’introduction vous nous dites que vous allez privilégier le terme d’Europe médiane. Pourquoi choisir ce terme plutôt que d’autres, comme Europe centrale ou Europe orientale ?
« L’Europe médiane est un concept beaucoup plus large que celui d’Europe centrale. Il est né de la difficulté qu’il y avait de cerner géographiquement les termes qui existaient, comme l’Europe du centre-est, l’Europe balkanique, l’Europe centrale, l’Europe danubienne… L’Europe médiane est un concept très vaste qui nous fait partir de la Baltique au nord à la mer Noire et à l’Adriatique au sud, et de l’Allemagne à la Russie. C’est cette zone entre l’Allemagne et la Russie qu’il s’agissait de couvrir, qui est une sorte d’angle mort de la vision française. L’intérêt était de s’attacher à une zone très peu connue qui est pourtant essentielle dans l’histoire de l’Europe. »
Pourquoi cette zone est-elle selon vous si peu connue en France ? Vous parlez d’angle mort, cette vision a-t-elle tendance à évoluer aujourd’hui ?
« Je dirais qu’elle a tendance à évoluer du fait de l’Union Européenne et de l’adhésion de ces pays à l’Union européenne. Il reste cependant des ignorances, notamment sur le passé de ces pays que l’on a tendance à sous-estimer systématiquement. On a tendance à cantonner cette zone à une périphérie alors qu’elle est beaucoup plus centrale qu’on ne l’imagine pour l’histoire de l’Europe. »J’en reste au titre, vous auriez pu titrer « l’Europe centrale au vingtième siècle », mais vous titrez « l’Europe centrale dans l’Europe du vingtième siècle ». Pour appréhender cette histoire de l’Europe médiane, faut-il élargir la focale ?
« Absolument. C’est une Europe qui a été une Europe objet, qui a été entourée par des voisins puissants, que ce soient la puissance germanique à l'ouest ou la puissance russe à l’est. Si l’on remonte dans le temps, il faut également ajouter l’Empire ottoman au sud. Si l’on remonte encore dans le temps, il ne faut pas oublier que la Suède a joué un rôle impérial important au nord de l’Europe. Pour appréhender cette Europe médiane, il faut la remettre dans son contexte européen global. »
A ce propos, vous dites que les peuples qui se trouvent en Europe médiane ont plus souvent été des objets de l’histoire que des sujets. Vous dites que cela est particulièrement manifeste en 1944 et 1945, lorsque les grandes puissances ont imaginé ce que serait l’Europe après la guerre. Pouvez-vous développer ?
« C’est un concept lié à la fragilité des États de la région. Ce sont des États qui sont nés pour la plupart très tôt, au Moyen Âge autour du dixième siècle, et qui ont disparu, qui ont été phagocytés par des empires au cours du temps. Ce qui se passe en 1944-1945, c’est l’absorption de la presque totalité de la zone, à l’exception de la Yougoslavie et de l’Albanie, dans l’Union soviétique. On peut parler d’un empire soviétique qui s’est constitué à ce moment-là. Cette fragilité, cette discontinuité étatique est quelque chose de très marquant pour la région.
Sismographie de l'histoire européenne
L’autre idée qui revient à plusieurs reprises dans ce manuel est l’idée que l’Europe médiane serait le sismographe de l’histoire européenne. Qu'est-ce que cela signifie ?
« Si l’on regarde les grands événements européens, à commencer par la première guerre européenne qui est la guerre de Trente Ans, elle s’est déclenchée en 1618 à Prague. Si l’on continue un peu plus loin, la construction d’une Allemagne impériale a commencé en 1866 à Sadowa, pas très loin de Prague et de Hradec Kràlové. Quand on avance dans le temps, on se rend compte à quel point cette zone est présente. 1914, c’est quand même Sarajevo, dans la partie sud de l’Europe médiane. 1939, c’est le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale par l’agression allemande de la Pologne. 1948, c’est la scission définitive de l’Europe et l’entrée en guerre froide avec le coup de Prague en février. Si l’on se rapproche de la période plus contemporaine, les dernières guerres européennes se situent aussi dans cette région, avec les guerres yougoslaves à partir de 1991, la décennie des années 90, sans parler des déchirements qui divisent l’Ukraine. »Cette année 2018 est marquée pour les Tchèques par de nombreux anniversaires qui se terminent en 8 : en 1918, la création de l’État tchécoslovaque sur les ruines de l’Empire austro-hongrois, en 1938 les accords de Munich et les prémisses de la Seconde Guerre mondiale en Europe, en 1948 le coup de Prague, et finalement en 1968 le Printemps de Prague. Peut-on parler également de « sismographe » de l’histoire européenne pour la Tchécoslovaquie et les pays tchèques ?
« Je rappelais tout à l’heure 1618, mais on pourrait parler également de 1848, la révolution qui s’est développée à Prague au printemps. Cela frappe beaucoup les observateurs de voir que ces années en 8 sont récurrentes tout au long du XXe siècle. Effectivement, 1918 marque la naissance de la Tchécoslovaquie, mais aussi la disparition de l’Empire austro-hongrois qui a vécu sous sa forme multinationale pendant près de quatre siècles. Ce n’était pas un État artificiel, contrairement à ce que l’on a parfois tendance à dire. C’est un État qui a occupé sa place en Europe. 1938 évidemment, Munich, tristement célèbre. 1948, la prise de pouvoir par les communistes. 1968, peut-être le dernier espoir d’une réforme du système communiste. Après cela, on entre dans une période où la foi communiste a complètement disparu, y compris dans ce pays. Du coup on attendait 1988. En 1988, il ne s’est pas passé grand-chose à dire vrai, il a fallu attendre. Il y a un 88 à retardement avec la révolution de Velours de novembre 1989. »
Les Tchèques, un peuple de l'Europe médiane
Ici à Prague, c’est évidemment l’histoire tchèque qui nous intéresse plus particulièrement. Voyez-vous des traits originaux à l’histoire tchèque au XXe siècle ? La Tchécoslovaquie est notamment la seule démocratie dans l’entre-deux guerres au milieu de pays autoritaires...
« C’est une expérience qui à mon avis a deux sources principales : d’une part, le développement socio-économique de cette région. Les pays tchèques étaient le poumon industriel de la monarchie austro-hongroise, donc une population mature sur le plan politique. D’autre part, le rôle qu’a joué Masaryk, indiscutablement, comme créateur de la République tchécoslovaque et comme esprit dominant de cette Première République. En même temps, les élites de ce pays depuis le XIXe siècle ont toujours été partagées en deux parties, une élite ouverte sur le monde, européenne, et une partie beaucoup plus provinciale et repliée sur elle-même. L’histoire des idées, l’histoire politique de l’espace tchèque peut certainement être analysée à travers cette opposition, cette rivalité entre ces deux pôles. Le sentiment que l’on peut avoir aujourd’hui, c’est que c’est plutôt le pôle provincialiste et de repli qui l’emporte sur celui de l’ouverture, du moins au niveau de l’opinion publique. »Comment cette tension entre ces deux pôles s’est-elle manifestée pendant la période communiste ?
« C’est une bonne question, car on pensait que la période communiste une fois terminée ne laisserait pas de traces. Je pense qu’elle a laissé des traces profondes, en particulier du fait du repli pendant ces quarante ans avec quelques périodes exceptionnelles, comme la deuxième partie des années 1960, et un enfermement de la population. C’est quelque chose qui me paraît important, dont les traces sont encore visibles. L’autre dimension, qui n’est peut-être pas assez bien analysée, c’est l’autolégitimation du parti communiste par le nationalisme, un nationalisme qui était d’ailleurs lié à ce repli, qui est resté quelque chose de fort et qui me paraît toujours très présent dans cette société. »
Cela peut paraître contradictoire : on peut imaginer le communisme comme proposant une forte dimension internationaliste, et vous nous dîtes qu’il y avait dans les communismes de chaque pays des traits de nationalisme. Pouvez-vous nous dire quelles sont les caractéristiques de ces communismes aux aspects nationalistes et leurs possibles conséquences aujourd’hui ?
« Dans cet effort d’autolégitimation de pouvoir qui n’était pas forcément ressenti comme légitime, il y avait une volonté d’emprunter à la culture du XIXe siècle, qui est le foyer du nationalisme, un certain nombre d’œuvres, de pensées, de réflexions qui permettaient aux communismes locaux d’apparaître dans une filiation nationale. Cela a été plus ou moins accentué selon les pays. On a beaucoup parlé de la Roumanie et du national-communisme de Ceaușescu. On le retrouve cependant dans tous les pays, y compris en RDA dans leur récupération de Marx, d’Engels, et dans la rivalité de la RDA avec l’Union Soviétique. En Tchécoslovaquie, je donnerais un exemple connu : un historien communiste de l’époque s’est appliqué à démontrer que le paratonnerre n’avait pas été inventé par les Américains, mais par un Tchèque, Prokop Diviš. Derrière, il y avait tout un discours sur la vision de l’étranger. Il y avait bien sûr du vrai dans cette thèse, mais c’est un exemple assez parlant de cette volonté de s’inscrire dans une tradition autochtone et close, qui enchaîne sur le XIXe siècle. »Diriez-vous que ce phénomène explique la tendance nationaliste que l’on retrouve dans beaucoup de pays de l’Europe médiane ?
« Je pense que ce n’est pas le seul élément permettant d’expliquer la situation, mais qu’il s’agit d’un des éléments qui permettent de comprendre ce qu’il se passe aujourd’hui. »
Quels seraient ces autres éléments ? L’Europe médiane a été dans la première partie du XXe siècle une zone multi-ethnique, avec des États ne correspondant pas aux minorités nationales qui s'y trouvaient. Cette tension entre les minorités et la majorité existe-t-elle toujours ?
« Nous sommes rentrés dans un panorama très homogène après 1945, puisque deux éléments de diversité importants qui étaient les juifs, exterminés par l’occupant allemand, et les Allemands, qui ont été expulsés, n’étaient plus présents. Une sorte d’entre-soi commençait, un entre-soi tchécoslovaque. Bien évidemment, la partition de 1993, la division de la Tchécoslovaquie entre la République tchèque et la Slovaquie a contribué à renforcer cet entre-soi, qui contribue au repli provincial que je mentionnais tout à l’heure. »
Si l’on reprend cette idée de l’Europe médiane comme un sismographe de l’Europe, que nous dit l’Europe médiane de l’état actuel de l’Europe ?
« Je pense que les courants nationalistes dont on est témoin en Europe centrale ne sont pas le propre de l’Europe centrale. Je rappellerais simplement les dernières élections présidentielles en France, dont nous avons ignoré l’issue jusqu’au dernier moment. Nous avons d’ailleurs eu au second tour une représentante de la droite extrême face à un candidat que l’on pourrait qualifier de centriste, mais nous aurions pu avoir un représentant de la gauche extrême face à la représentante de la droite extrême. Ces phénomènes de repli, de surenchère nationale sont des phénomènes européens, que l’on constate aussi bien en Angleterre avec l’Écosse, en Espagne avec la Catalogne, ou ailleurs. A mon avis, il ne faut pas essentialiser l’Europe centrale de ce point de vue-là. Je dirais que l’Europe centrale est assez révélatrice d’un climat général actuel en Europe. »