Alexandra Novosseloff : « Dans l’histoire, tous les murs sont tombés à un moment donné »

Photo: Alexandra Novosseloff

Dans l’émission de cette semaine, nous accueillons Alexandra Novosseloff, docteur en sciences politiques, chercheur au Centre Thucydide, à l’Université de Paris II. Elle était récemment à Prague pour présenter une exposition intitulée Des murs entre les hommes, inaugurée à l’occasion du récent festival du film sur les droits de l’Homme, One World, à la Galerie 35 de l’Institut français de Prague.

Alexandra Novosseloff
Alexandra Novosseloff, vous avez participé à un débat autour de ces murs qui séparent les hommes à travers le monde. Pourriez-vous nous rappeler comment est né ce projet de reportage photographique monté à deux avec votre collègue Franck Neisse ?

« Nous avons fait un voyage au Sahara occidental il y a plus de dix ans, on a vu ce mur de 2 000 km de long à travers le désert. On a découvert qu’il y avait d’autres murs, ce qui contredisait tout le discours ambiant sur l’ouverture des frontières qui se développe depuis la mondialisation, la chute du mur de Berlin. En réalité, aujourd’hui, on a plus de murs construits de par le monde qu’avant la chute du mur de Berlin. On a voulu expliquer ce paradoxe qui s’est notamment développé après les attentats du 11 septembre. »

Le mur de Berlin,  photo: Alexandra Novosseloff
Vous évoquez la chute du mur de Berlin. Evidemment, c’est aussi un moment fondateur pour la République tchèque. On a parlé un temps de la fin de l’histoire avec la disparition du bloc soviétique et de ce mur qui séparait l’Est et l’Ouest. Ces murs qui se bâtissent dans le monde, quelles sont les raisons de leur construction et qui séparent-ils ?

Le mur d'Hadrien,  photo: Alexandra Novosseloff
« Il y a d’abord des murs qui grosso modo ont été érigés après la seconde guerre mondiale. C’est un peu un nouveau phénomène : ce sont les murs du XXe siècle. Chaque époque a eu son mur, mais c’étaient des murs qui avaient des fonctions défensives, au sens militaire du terme, comme la Muraille de Chine, le Mur d’Hadrien, le Mur de l’Atlantique… Après 1945, de nouveaux types de murs sont apparus : des murs qui séparent une même population sur un même territoire, qui ont souvent été érigés à la suite de conflits, de guerres civiles. C’est le cas de la Corée, séparée par une bande de 4 km de long qu’on appelle la DMZ, depuis 1953. C’est le cas de Chypre, du Sahara occidental, et d’une certaine façon, de ce qu’on appelle les ‘murs de la paix’ à Belfast et Londonderry en Irlande du Nord. A partir des attentats du 11 septembre, donc du XXIe siècle, un nouveau type de murs apparaît : des murs qui sont là pour combattre des menaces globales comme le terrorisme, l’immigration. Il peut s’agir de murs qui séparent une même population sur un même territoire mais aussi de murs construits sur les frontières déjà établies.
Photo: Alexandra Novosseloff
C’est un phénomène de militarisation de frontières qu’on emmure. Cela, c’est le cas sur la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique, autour des enclaves de Ceuta et Melilla. Le mur israélien est aussi dans ce cas même s’il est à cheval entre les deux puisque son objectif est aussi de créer une frontière. Il y a le mur qui s’est construit entre l’Inde et le Bengladesh. Et enfin, c’est le mur que l’Arabie saoudite a décidé de construire entre l’Irak et le Yémen. »

Vous parliez de Ceuta et Melilla, de ce paradoxe des murs qui existent alors qu’on dit que le monde s’ouvre de plus en plus. Ceuta et Melilla sont l’une des illustrations de ce paradoxe. L’espace Schengen, l’Union européenne a fait tomber toutes les frontières internes de ses Etats, mais Ceuta et Melilla est la porte qui empêche l’entrée à cet espace-là, cet espace qui est ouvert à l’intérieur…

Les barbelés à Melilla et Ceuta,  photo: Alexandra Novosseloff
« Quand je fais des conférences à l’étranger, on me parle souvent du ‘mur de Schengen’. Les frontières à l’intérieur de cet espace ont été abolies, mais les frontières en bordure de l’espace sont en train d’être renforcées. Le cas de Ceuta et Melilla a été le premier cas car c’est vrai que ce sont des petites villes, des petites enclaves sur le continent africain qui étaient les portes d’entrées des immigrants de tout un continent. Donc pour enrayer ce phénomène et stabiliser ces villes dont la démographie devenait de moins en moins européenne et de plus en plus maghrébine, l’Espagne a décidé de renforcer ses barrières. La Grèce vient justement de décider de la construction d’une barrière électronique à sa frontière avec la Turquie. La frontière extérieure de la Roumanie est aussi en train de se renforcer. Vous avez aussi ce phénomène parce que pour le citoyen européen moyen, je dirais que le phénomène de l’immigration fait peur, il y a un manque d’explication de nos autorités vis-à-vis de ce phénomène-là, qui en réalité, à l’échelle de l’Europe, est relativement marginal. Ce ne sont pas des personnes qui vont prendre nos emplois etc… Il y a en même temps une absence totale de politique commune de l’immigration. Tout cela mis bout à bout fait que, pour prendre des mesures qui se voient, pour prendre des mesures rapides parce que les citoyens veulent que leurs gouvernements règlent ces problèmes vite, ces Etats construisent ou renforcent leurs frontières. »

Ce que vous dites en substance, c’est que la construction de ces murs correspond en fait à une volonté première des populations, pas nécessairement à celle des politiques qui suivraient plutôt une demande de la population...

Le mur en Palestine,  photo: Alexandra Novosseloff
« Tout-à-fait. Il ne faut pas croire que les politiques prennent des décisions sans ancrage dans la volonté des populations. C’est le cas en Israël : c’est un mouvement citoyen qui a promu l’idée de mur. Une idée qui était refusée par les partis au pouvoir. Il y a eu un mouvement citoyen, il y a eu un traumatisme incroyable avec la vague d’attentats qui a fait 1 000 morts à l’échelle d’Israël, ce qui à l’échelle de la France, équivaudrait à 9 000 morts. Les mouvements citoyens, ces minorités actives, ont convaincu d’abord la gauche, d’ailleurs, et ensuite la droite avec Ariel Sharon qui est arrivé au pouvoir à ce moment-là. Et ensuite ils ont même convaincu les colons qui à l’origine étaient absolument contre la construction d’un mur, parce qu’ils sont contre le fait de construire une frontière en Israël qui va à l’encontre de leur projet de grand Israël. Il y a eu un vrai mouvement de fond et aujourd’hui personne ne remet en cause l’existence du mur : 98% des Israéliens considèrent qu’il a eu un effet bénéfique puisqu’il a de fait arrêté les attentats suicide. Et les seules personnes en Israël qui critiquent le mur critiquent en réalité son tracé qui ne passe pas sur la ligne d’armistice, mais contourne les grands blocs de colonies. C’est d’ailleurs ainsi que la droite israélienne s’est convaincue de construire le mur, c’était en détournant le tracé. »

Les "peacelines" de Belfast,  photo: Frank Neisse
Tous ces murs dont nous parlons, ce sont de grands murs à l’échelle d’Etats ou de supra-Etats, comme pour l’Europe. Il y a des murs plus petits, à l’échelle de villes : vous parliez évidemment de Belfast. On a connu un mur en République tchèque dans les années 1990, à Ústí nad Labem, pour séparer la population tchèque de la population rom. Plutôt que de trouver une solution au problème, puisque ces murs sont l’expression d’un problème, d’un malaise, on a l’impression que ces murs les conservent, comme dans du formol, plutôt que de chercher une solution. Est-ce que vous êtes optimiste sur l’avenir ? Ces murs vont-ils tomber un jour ?

La grande muraille de Chine,  photo: Alexandra Novosseloff
« Ce qu’on dit dans le livre, c’est justement qu’en réalité, ils accentuent les problèmes. Ils deviennent une partie du problème. Quand on ne règle pas le problème il s’amplifie. La conclusion à laquelle nous sommes arrivés, c’est qu’ils sont, sur le long terme, un piège et une contre-mesure en réalité à tout cela. Donc on peut être pessimiste sur le court terme parce que ces murs créent une vision un peu binaire des choses, avec les ‘bons’ du côté de ceux qui ont construit ces murs, qui essayent de se protéger, qui ont leur vie, en général, assez confortable, puis les ‘mauvais’ qui sont de l’autre côté, qu’on ne veut plus voir. Donc, encore une fois, on peut être pessimiste sur le court terme, mais à long terme, quand on regarde ce qui s’est passé dans l’histoire, on s’aperçoit que tous les murs sont tombés à un moment donné, parce que tout simplement les gens n’aiment pas être enfermés et qu’un jour, trop, c’est trop. On le voit aujourd’hui avec toutes les révolutions au Moyen Orient, on s’aperçoit que le désir de liberté est plus fort que tout et que les murs de la peur, les murs dans les têtes se sont totalement effondrés. Cela prend du temps, c’est vrai, parce que c’est difficile de dépasser ses rancœurs, sa nostalgie d’un passé, de cicatriser tout cela. Mais je pense que sur le très long terme, on peut être optimiste. Mais il faut être patient. »