Amnézie : une exposition pour réveiller les consciences
Josef Čapek, Milada Horáková, Jan Palach, Václav Havel… ce sont quelques-unes des dix personnalités qu’a choisi de représenter Jiří Sozanský dans son exposition Amnézie, qui est à voir jusqu’au 17 janvier à la Maison municipale. Une sélection de grands noms du XXe siècle rendus célèbres par leur engagement contre le communisme ou le nazisme, et auxquels l’auteur rend hommage à travers des portraits à sa manière. À cette occasion, Jiří Sozanský nous a expliqué comment il se libère par son art de traumatismes datant d’il y a cinquante ans et pourquoi il n’est « pas du tout » satisfait de la société tchèque à l’heure actuelle.
S’il y a une chose dont Jiří Sozanský estime pouvoir être fier, c’est de la culture tchèque. Sa continuité a été interrompue au cours des cent dernières années sans qu’elle disparaisse pour autant, et c’est à cette scène culturelle et artistique tchèque, ainsi qu’à son engagement envers le totalitarisme, qu’il rend hommage avec son exposition Amnézie, ouverte depuis le 16 octobre à la Maison municipale.
À travers des tableaux pour la plupart monochromes et grand format associant peinture à l’huile, impressions numériques et apports de mine de graphite et de peinture acrylique, il a choisi de faire figurer dix personnalités de la scène culturelle tchèque qui se sont opposées au nazisme ou au communisme et ont payé cette implication de leur vie ou par des séjours en prison.
Kalandra, Palach et les autres
On y trouve ainsi, entre autres, les représentations de l’écrivain et historien injustement condamné à mort lors des procès politiques des années 1950, Záviš Kalandra, celles des étudiants décédés par auto-immolation, Jan Palach et Jan Zajíc, ou encore celle du peintre et sculpteur Emil Filla. L’exposition comprend par ailleurs quelques œuvres plastiques architecturales, « des forteresses simplifiées car ces personnes ont toutes passé du temps en prison », explique Jiří Sozanský. Il voit en cette exposition des « collages » dont le point de départ sont des textes littéraires laissés par ces auteurs. De plus, il a dans certains cas mis à contribution des membres de leurs familles.Artiste engagé depuis les années 1970, les thèmes de prédilection de Jiří Sozanský ont toujours été ceux de la violence, des droits de l’homme et de la dignité humaine foulée par l’arbitraire et le diktat idéologique. Il explique « réfléchir constamment » à ces thèmes, et affirme que chez lui, la production d’œuvres n’est jamais immédiate : au contraire, la réflexion amenant à la création est un processus qui peut prendre des dizaines d’année. Sa démarche sur Jan Palach rappelle ainsi un véritable travail de thérapie post-traumatique :
« L’histoire de Jan Palach m’accompagne depuis 1969. À l’époque, je ne savais pas comment gérer cela. En 1970, j’ai fait la connaissance du sculpteur Olbram Zoubek, qui avait moulé le masque mortuaire de Jan Palach. Il m’avait autorisé à travailler dans son atelier pour y réaliser mes créations plastiques. J’étais confronté à ce masque mortuaire au quotidien. C’en est devenu une véritable relique sacrée pour moi, j’étais incapable de le toucher. »« Par la suite, il m’a fallu m’obliger à arrêter de penser à Jan Palach parce que c’était une charge trop lourde. Ce n’est que lorsque j’ai eu environ 60 ans que j’ai demandé à Zoubek de me donner un des moulages. Je savais que lorsque je le posséderais, je serais forcé de trouver une forme de traitement artistique de ce thème. À cette époque, en 2008, les Archives des services de sécurité (Archiv bezpečnostních složek) ont été ouvertes, et j’ai pu lire le dossier de Jan Palach. C’est ce qui a constitué le stimulus pour que me permettre de traiter ce thème. Il m’a fallu quatre ans pour parvenir à trouver comment utiliser ce masque. »
La culture comme raison d’être… et de rester
Si les sacrifices de Jan Palach et de Jan Zajíc ont profondément choqué l’étudiant en arts plastiques que Jiří Sozanský était alors, il estime n’avoir pas souffert personnellement de la période la plus dure de la normalisation. En effet, il se rappelle qu’il régnait un certain « microclimat » à l’Académie des beaux-arts de Prague, où les professeurs étaient parvenus à préserver une certaine liberté d’expression. Une fois ses études terminées, il a toujours préféré « garder ses distances » face à la scène artistique, afin que son « nom ne soit pas utilisé par le régime », mais il n’a jamais regretté de ne pas avoir quitté son pays :
« La culture tchèque, c’est la seule chose qui m’a fait rester ici après 1968, lorsque j’ai compris de quoi il s’agissait et ce qui allait se passer. Je n’ai jamais songé à quitter ce pays. J’étais conscient du fait que mon expérience était trop particulière et qu’à l’étranger je n’aurais eu personne avec qui parler, avec qui partager mes réflexions. J’ai bien fait, je pense, car les artistes qui ont émigré ont vu leur vie d’artiste terminée. »La démarche de Jiří Sozanský n’est cependant pas qu’une façon d’exorciser une souffrance personnelle : Jiří Sozanský serait heureux que son exposition pousse « les gens à réfléchir, à réaliser que la société tchèque n’a pas toujours été une société de lâches ». Il souhaite par ailleurs rappeler aux Tchèques que rien n’est définitivement gagné. Car si le régime actuel est bien différent de celui d’il y a trente ans, Jiří Sozanský reste très critique quant à ses pratiques :
« Les représentants politiques actuels utilisent des méthodes qui sont semblables à celles utilisées par les communistes. Il y a une tendance à cacher certaines informations essentielles et importantes sur le passé, à réécrire le passé, à parler de la normalisation comme d’une période relativement bienveillante. Il s’agit d’une manipulation mensongère à laquelle je suis allergique, parce que j’ai vécu vingt ans dans ce climat. La société est en grande partie fatiguée du comportement des partis politiques, de leurs scandales de corruption qui n’ont pas été réglés. C’est pour cela que ce type bizarre qu’est Babiš a pu arriver au pouvoir. »
« Le temps joue toujours en défaveur des héros »
Par ailleurs, pour Jiří Sozanský, le fait qu’il ait fallu trente ans pour que la maison natale de Jan Palach soit transformée en mémorial est très révélatrice de la complexité de la relation de la société tchèque avec ses héros :
« La société tchèque est très différente de la société polonaise ou slovaque, où les héros nationaux sont véritablement perçus comme faisant partie de l’histoire de ces pays. Ici ce n’est pas le cas. Je pense que cette distance provient du fait qu’il y a ici encore beaucoup de gens qui ont connu la normalisation, que c’est le résultat d’un genre de mauvaise conscience, car la majorité de la société s’est salie avec ce régime. Le temps joue toujours en défaveur des héros. Trente ans, c’est une période très longue lorsqu’il ne se passe rien. Et vouloir raviver quelque chose après trente ans, c’est compliqué. »Une thématique à part entière que Jiří Sozanský analysera – cette fois-ci avec des mots plutôt qu’avec des œuvres d’art – dans le cadre de la conférence intitulée« La relation de la société tchèque avec ses héros nationaux », qui aura lieu le 15 janvier 2020 à la Maison municipale.