André Glucksmann, l’ami de Václav Havel, est mort

André Glucksmann, photo: ČTK

L’annonce, ce mardi matin, de la mort d’André Glucksmann, présenté comme « un ami personnel de Václav Havel », a suscité un certain nombre de réactions en République tchèque, un pays que le philosophe français, qui était âgé de 78 ans, connaissait bien pour y venir régulièrement. C’est dans ce cadre qu’André Glucksmann s’est exprimé, à plusieurs reprises, sur différents sujets au micro de Radio Prague, souvent pour partager des idées proches de celles de l’ancien président tchèque.

André Glucksmann,  photo: ČTK
Ancien maoïste défenseur farouche de la grande révolution culturelle prolétarienne en Chine, ancien marxiste qui qualifiait alors les membres du Parti communiste français de révisionnistes bourgeois, André Glucksmann avait fait évoluer par la suite ses positions politiques pour finalement en arriver à militer, à partir des années 1970, en faveur des dissidents en Union soviétique et dans ses pays satellites. Si sa pensée ne faisait pas l’unanimité dans certains milieux intellectuels en France, en République tchèque en revanche, André Glucksmann était apprécié d’abord pour être un « critique énergique du communisme », comme le titrait ce mardi le site d’informations idnes.cz.

Fils de réfugiés juifs originaires d’Autriche et d'une mère née à Prague, André Glucksmann a connu la Tchécoslovaquie prérévolutionnaire avant la République tchèque d’un Václav Havel dont il était très proche. A Prague, dans les années 1980, le philosophe français a participé à quelques rencontres interdites qui réunissaient dans des appartements privés des intellectuels des milieux dissidents. Des intellectuels, tchèques, slovaques et plus généralement d’Europe de l’Est, auxquels André Glucksmann vouait une grande admiration, et plus particulièrement pour l'un d'entre eux, comme il l’avait confié à Radio Prague en 2011 lors de sa participation au Forum 2000 :

« Vous avez un philosophe remarquable en République tchèque. C'est Jan Patočka. Il est mort, mais il est remarquable pour penser le XXe siècle. Il faut le lire tout comme il faut lire Havel, Soljenitsyne, Orwell et beaucoup d’autres. »

Invité en Tchécoslovaquie personnellement par Václav Havel le 27 novembre 1989, soit dix jours après la première manifestation étudiante qui marque le point de départ de la révolution dite de velours, André Glucksmann s’était alors vu refuser son visa d’entrée. Pour la dernière fois. Car ses visites à Prague ont ensuite été nombreuses. Lors d’une conférence sur le thème « La liberté et ses adversaires » organisée par Václav Havel en 2009 pour le vingtième anniversaire de la chute du régime communiste, le philosophe avait souligné l’originalité de la révolution en Tchécoslovaquie :

« C’est que ce n’est pas seulement une révolution pour la liberté, c’est une révolution pour la vérité. Il s’agissait d’échapper au plus grand mensonge de l’histoire du XXe siècle, celui qui a prêché la paix et qui a fait la guerre. Le mensonge qui a prêché la fraternité et qui a créé l’oppression la plus radicale. Le mensonge qui voulait la justice et qui a créé le goulag. Alors, à mon avis, la révolution dissidente, son principal mérite et sa principale nouveauté, c’est d’avoir lié liberté et vérité. C’est tout, mais c’est une tâche qui se continue, puisque nous sommes en proie à un nihilisme passif qui fait que nous avons regardé mourir 200 000 Tchétchènes sur une population d’un million, donc nous sommes dans cette situation où le rapport entre la liberté et la vérité, ce n’est pas une question du passé, c’est une question de notre avenir. »

Thème cher à Václav Havel, la liberté, à laquelle le dissident devenu président a consacré sa vie, l’était aussi à André Glucksmann. Comme son ami tchèque, il partageait l’angoisse qu’avait suscitée cette quête de la liberté dans les pays d’Europe centrale et de l’Est :

André Glucksmann,  photo: Heinrich-Böll-Stiftung,  CC BY-SA 2.0 Generic
« L’émancipation est une expérience de la liberté, et la liberté, c’est très angoissant car c’est toujours la responsabilité d’abord, mais la responsabilité devant le bien et le mal. Il y avait une angoisse générale fantastique à l’époque, c’est ce que j’ai ‘reniflé’ tout de suite. C’est pour cela que j’étais enthousiaste mais aussi inquiet. Et de fait il y avait deux voies : il y avait la voie de Havel. Quand les Slovaques se sont séparés, ils se sont séparés pacifiquement. Et il y avait la voie dure, la voie criminelle de Milosevic : quand les autres pays de la Yougoslavie ont voulu se séparer, il a dit non et il a envoyé l’armée serbe. Vous avez deux voies et franchement, ce n’est pas un hasard : l’expérience de la liberté n’est pas l’expérience du bien, ce n’est pas l’expérience du mal, c’est l’expérience du choix qui est tout le temps à faire entre deux voies, l’une qui mène plus ou moins aux enfers et l’autre qui ne mène certainement pas au paradis mais qui peut mener à un mieux-être. Mais c’est une voie pleine d’épines. »

Comme Václav Havel encore, André Glucksmann a été une des voix qui, lors des guerres en Yougoslavie, se sont élevées pour soutenir le bombardement de la Serbie en 1999. Désormais atlantiste et proaméricain comme le président tchèque, André Glucksmann a été partisan également de l’intervention en Irak en 2003. Critiqués sur ces deux points, les deux hommes, dont les signatures figurent sous une multitude de pétitions en faveur de la protection des droits de l’homme dans le monde, avaient cependant aussi en commun de ne jamais cesser de mettre en garde contre la menace que continuait, selon eux, de représenter la Russie :

« Oui, il y a un retour de la Russie, ce qui s’est manifesté au Caucase. Le Caucase, la Géorgie en l’occurrence, a été envahi. Les chars russes ne se sont pas arrêtés chez les Ossètes du Sud, ils sont venus à 30 kilomètres de Tbilissi. Vous avez une invasion d’un pays indépendant et souverain qui est la première invasion que font les Russes depuis l’Afghanistan en 1980. On les a arrêtés à la limite, mais s’ils avaient continué jusqu’à Tbilissi, c’était un nouveau ‘Prague’ et la fin du Printemps de Prague. Ça aurait été la fin du Printemps géorgien. Il y a là une grande hypothèse inquiétante, c’est ce retour du Kremlin à une politique impériale. »

Six ans après les avoir formulés, les propos de celui qui était aussi un défenseur des indépendantistes tchétchènes et un adversaire de Vladimir Poutine, restent, à la lumière notamment des événements en Ukraine, plus que jamais d’actualité.