Antonín Liehm refuse de fêter son 90e anniversaire

Antonín Liehm, photo: ČT

« Mon 90e anniversaire, dit Antonín Liehm, je ne le fête pas, je le regrette. » L’âge vénérable n’a privé cet intellectuel tchèque ni de son esprit critique, ni de son humour teinté de sarcasme. Aujourd’hui, ce globe-trotter né le 3 mars 1924 à Prague et qui a passé une grande partie de sa vie en France, aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne et dans d’autres pays étrangers, vit de nouveau dans sa ville natale. Personnalité éminente du mouvement de libération des années 1960 entré dans l’histoire sous le nom de Printemps de Prague, Antonín Jaroslav Liehm a choisi le chemin de l’exil après l’invasion soviétique en 1968, parce qu’il a très bien compris que les chars de l’occupant mettaient fin à la liberté intellectuelle de son pays.

Antonín Liehm,  photo: ČT
Bien que ce soit le journalisme qu’Antonín Liehm considère comme son métier, au cours de sa longue existence internationale il a été aussi lecteur à l’université, écrivain et traducteur. C’est à lui que nous devons par exemple les traductions des plus grands romans de Louis Aragon, dont « Aurélien », « Les Cloches de Bâle », « La Semaine Sainte », « Les Voyageurs de l’Impériale », ainsi que de toute une série d’œuvres de Jean-Paul Sartre et de Robert Merles. Dans les années1960, il a été un membre actif de la rédaction de la revue « Literární noviny (Gazette littéraire), périodique devenu porte-parole de ceux qui désiraient d’abord libérer la culture et puis toute la société tchèque et donner au régime socialiste un visage humain. Chargé de la rubrique cinématographique de cette revue, Antonín Liehm est devenu connaisseur et critique pertinent du cinéma tchèque. La nouvelle vague représentée par les noms de Forman, Menzel, Chytilová et Passer ,qui a déferlé sur les écrans tchèques dans les années 1960, était considérée par Antonín Liehm comme un phénomène unique d’une importance mondiale et il lui a consacré d’innombrable articles et plusieurs livres. A l’occasion de son 90e anniversaire qu’Antonín Liehm refuse de fêter, il a pourtant accordé un entretien à Radio Prague. En voici la première partie :

Vous retournez-vous sur votre passé ? Profitez-vous de cette occasion pour faire une espèce de bilan ?

« Non, pas du tout. Je crois que c’est aux autres de faire des bilans, pas à moi. »

Dans votre vie il y a eu tout d’abord une étape passée en Tchécoslovaquie socialiste, puis une étape en exil et puis de nouveau la République tchèque. Considérez-vous cette étape française comme un exil ?

« Oui, dans une certaine mesure. Je n’avais jamais le sentiment de me rendre en France pour devenir Français. C’était trop tard. Je suis arrivé en France pour y vivre. J’avais été pendant treize ans en Amérique, j’avais 45 ans et c’était trop tard. Pour changer une identité culturelle et nationale, il faut le faire, à mon avis, bien plus tôt dans la vie. A 45 ans, c’est trop tard. Moi, j’ai toujours le problème avec les Tchèques américains qui arrivent en Amérique, parce que c’est mieux, etc… et ils arborent toujours le drapeau américain parce qu’ils veulent se persuader d’avoir changé d’identité. On ne change pas d’identité à 45 ans. En ce qui me concerne, ce n’est pas possible. Les gens me posent toujours la question : ‘Vous parlez plusieurs langues, vous pouvez faire différents métiers, qui êtes-vous donc ?’ Et j’ai toujours répondu : ‘Je suis un journaliste tchèque. Je ne peux pas devenir autre chose. Je suis un journaliste tchèque qui travaille en France, qui travaille en Amérique, qui aime bien être en France, qui aime bien être en Amérique, mais c’est une autre chose qu’une identité.’ »

Vous êtes écrivain, journaliste, polémiste, traducteur et vous avez fait encore beaucoup d’autres activités. Quelles activités vous conviennent-elles particulièrement et vous apportent la plus grande satisfaction ?

J’ai beaucoup écrit pour les journaux français, mais je n’ai jamais pensé que je pourrais faire du bon journalisme français, parce que même si je parle relativement bien français, c’est une autre langue. Ce n’est pas ma nature.

« Tant que je pouvais, c’était toujours le journalisme, parce que c’est mon métier, c’est la chose que je savais faire. Naturellement, j’ai beaucoup traduit et beaucoup écrit mais je suis journaliste. Le problème, c’est que, quand je suis arrivé en France, il fallait changer d’emploi. Mon grand thème ne pouvait plus être le journalisme parce que pour bien écrire, même en tchèque, il faut d’abord écrire des milliers et des milliers de pages. Il le faut même si vous êtes né Tchéquie. Et c’est la même chose en France. Devenir un mauvais journaliste français ou faire traduire mes textes en français, cela ne m’intéressait pas, cela n’intéressait personne. Moi je crois que mon identité est le journalisme. Cela veut dire que, quand on est journaliste, on a une perception différente du monde et de la vie. C’est vrai, cela vous reste. Mais pouvez-vous l’exprimer face à la réalité dans laquelle vous vivez et qui n’est pas la vôtre ? C’est naturellement là où il y a le problème. »

Avez-vous finalement réussi à vous faire à cette nouvelle situation ? Avez-vous réussi à devenir journaliste français ?

« Non, je n’ai jamais essayé. J’ai beaucoup écrit pour les journaux français, mais je n’ai jamais pensé que je pourrais faire du bon journalisme français, parce que même si je parle relativement bien français, c’est une autre langue. Ce n’est pas ma nature. J’ai enseigné par exemple dans des universités américaines et françaises, en anglais, en français, même en Allemagne, j’ai enseigné dans différentes langues. Mais écrire dans une autre langue, et faire du bon journalisme dans une autre langue, c’est autre chose. Il y a des gens qui sont arrivés à le faire. Ou bien ils ont commencé à le faire plus tôt et étaient moins âgés que moi, ou bien ils avaient un talent tout à fait spécial, mais c’est assez rare. »

Y-a-t-il quelque chose dans votre vie dont vous êtes particulièrement fier ?

« Les années 1960 à Prague et en Bohême … »

Pourquoi ?

« Mon activité dans ces années-là, à partir du milieu des années 1950, le rôle que moi, mes amis et le journal que je faisais, jouaient à cette époque-là. C’était la meilleure partie de ma vie. C’est absolument certain. »

Y-a-t-il par contre quelque chose que vous regrettez beaucoup ?

« Je ne suis pas quelqu’un qui est fait pour regretter. Pendant les années du stalinisme, les années cinquante, je pouvais rester à l’étranger plusieurs fois, je ne l’ai jamais fait, l’idée ne m’est jamais venue. Et s’il n’y avait pas eu l’invasion russe, je ne serais jamais parti. Et pour retourner, c’était la même chose. Pour retourner à Prague à 88 ans, c’est trop tard. Cela n’a plus aucun sens. On l’a fait pour des raisons qui sont tout à fait extérieures, médicales. Regretter ? Non, j’essayais toujours de faire face à la situation que je vivais, qui se présentait, et de le faire sans compromis, bien qu’on fasse toujours des compromis. Moi, j’essayais de ne pas faire de grands compromis. »

Vous avez été aussi le spécialiste du cinéma. Suivez-vous le cinéma actuel en République tchèque ?

« Le moins possible parce qu’il n’y a rien à suivre. »

(Vous entendrez la seconde partie de cet entretien samedi 22 mars.)