Quelques opinions de l’année 2014

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2014 touchant à sa fin, le moment est venu de nous retourner pour faire le bilan de l’année littéraire écoulée. Nous vous proposons donc pour cette émission un peu particulière de réécouter et relire quelques idées et opinions extraites des interviews accordées par des personnalités du monde littéraire à Radio Prague tout au long de cette année.

Antonín Liehm,  photo: ČT
En mars dernier, nous avions posé quelques questions à Antonín Liehm, journaliste tchèque qui a passé une grande partie de sa vie en France. Nous l’avions invité au studio à l’occasion de son 90e anniversaire pour lui demander entre autres comment il trouvait la situation générale en Tchéquie. Voici ce qu’Antonín Liehm nous avait alors répondu :

« Elle est triste. Vous le savez mieux que moi, vous vivez ici. Qui encore prend la République tchèque au sérieux dans le monde ou en Europe ? Qui sait qu’elle existe ? Qui s’intéresse à l’identité des Tchèques, à la culture et à la politique tchèques ? Il y en a très peu, malheureusement. Et je crois que ça va durer maintenant une ou deux générations avant que le pays puisse rentrer dans une identité qui serait perçue comme telle et comme importante dans le contexte mondial ou au moins européen. Et c’est la même chose dans le contexte des soi-disant pays de l’Est et de l’Europe centrale. Quel est le rôle de la Bohême en Europe centrale ? (…) Il faut tout simplement être soi-même et cesser de penser que nous savons tout mieux que les autres. Naturellement c’est une catastrophe parce que c’est un provincialisme total. Comme je n’ai pas vécu ici depuis quarante ans, je n’ai pas de conseil à donner. J’ai des regrets et je crois que cette situation va durer pendant deux générations. Ce sont les générations de mes petits-enfants ou de mes arrière-petits-enfants qui vont sortir de cette situation. Mais pas tout de suite parce que vous qui vivez ici, vous savez très bien qu’on est retombé dans un nombrilisme horrifiant. Regardez seulement la presse tchèque, la radio tchèque, la télévision tchèque, etc. Malheureusement la situation est mauvaise un peu partout, c’est vrai. Je ne veux pas faire des Tchèques les imbéciles de l’Europe. Mais je ne peux pas oublier le rôle que la République tchèque et même la politique tchèque jouaient à l’époque en Europe. »


Photo: Éditions de La Martinière
En mars toujours, nous avons accueilli à Prague également Pierre Juquin, témoin d’une partie de la vie de Louis Aragon. Auteur d’une importante biographie du poète intitulée « Aragon, le destin français », Pierre Juquin est venu présenter son livre au micro de Radio Prague. Voici comment il a expliqué l’attitude trop indulgente d’Aragon face aux procès staliniens :

« Mon opinion sera celle de l’historien. Il s’agit d’abord des procès 1936 -1937. Beaucoup de gens se sont trompés, par exemple un homme qui a été longtemps à cette époque le compagnon d’Aragon, André Malraux. On ne voyait pas le monde comme on le voit aujourd’hui. Plus grave, Aragon s’est trompé plusieurs fois pendant la guerre froide, parce qu’il voyait le monde partagé en deux, comme beaucoup et même moi le voyions à cette époque. Il voulait être du bon côté de la barricade. Après, il avait évolué. Cela n’excuse pas mais cela explique. Comme beaucoup de contemporains, Aragon a pensé qu’il s’était passé à Moscou quelque chose qui changeait l’histoire pour toute la planète, définitivement. On a vu par la suite que cela n’était pas définitif, mais il l’a cru et ne l’a pas su, puisqu’il est mort en 1982 et non pas en 1989. Et il a pensé qu’à travers cette histoire si douloureuse, si dangereuse, si scandaleuse qu’elle fût, il y avait la possibilité de faire évoluer le monde et le communisme. Dans un texte de 1964, il évoque beaucoup un livre classique qu’il avait lu en ce moment-là, Hyperion de Hölderlin, le célèbre auteur allemand. Et il le cite dans sa fin. Hyperion a participé avec les révolutionnaire grecs à la lutte de libération pour la Grèce, un peu comme Byron mort à Missolonghi, et il est débordé par ses troupes qui saccagent tout. Il est désespéré et dit : ‘Ils ont tout cassé, ils ont brisé le rêve mais le rêve continue.’ Je crois que c’est ce qu’éprouvait profondément Aragon. »


Jean-Michel Guenassia,  photo: Facebook d'Argo
En mai, c’est cette fois le romancier français Jean-Michel Guenassia qui était venu parler de son livre intitulé « La vie rêvée d’Ernesto G. », vaste roman historique qui raconte la vie d’un médecin tchèque et aussi un épisode de la vie d’Ernesto Che Guevara. Nous lui avions demandé si son roman pouvait apprendre quelque chose plus spécialement aux lecteurs tchèques, par exemple quelque chose sur leur passé ou sur eux-mêmes :

« Certainement peut-être à des jeunes générations, à des gens qui ne l’ont pas vécu. J’en ai rencontré beaucoup qui sont nés après, ou qui étaient trop jeunes pour avoir vécu ou compris, ce que c’était. J’ai énormément travaillé sur le plan et l’arrière-plan du roman. J’ai rencontré énormément de Tchèques que j’ai interviewés pour avoir plein de petits détails du quotidien, Tchèques et Pragois auxquels je posais cette question qui était pour moi une obsession permanente : ‘Est-ce qu’il y a une erreur ? Est-ce que je me suis trompé de rue ou d’un petit détail ?’ Je suis Français, je n’ai pas la fibre du pays. Je ne suis pas Tchèque. En plus, ce n’est pas facile non plus pour comprendre. J’ai une connaissance livresque du pays. Peut-être, c’est aussi intéressant d’avoir un point de vue étranger sur son pays, la façon dont il voit et dont il raconte, même si c’est évidement raconté rapidement, puisque ce n’est évidemment pas un livre d’histoire. »


Photo: Academia
En juin, notre invitée était Ivanka Lefeuvre, psychologue d’origine tchèque qui vit et travaille en France. Son journal sorti sous le titre « Migrace 1982 » est un témoignage saisissant sur l’année la plus difficile de sa vie, une année 1982 au cours de laquelle cette dissidente opposée au régime communiste a été contrainte de s’exiler. Nous lui avions demandé entre autres si la France était devenue sa deuxième patrie :

« Vous dîtes ‘deuxième patrie’. Deuxième ou première, je ne sais plus. La France est tout simplement devenue ma patrie. J’aime profondément ce pays, je me sens Française à part entière. La France et la langue française font partie de moi-même, de mon identité. Je n’imagine pas ma vie sans le contexte français, qui est d’ailleurs bien plus présent dans ma vie quotidienne que le contexte tchèque. Enfin, j’ai le privilège d’avoir deux patries, et je me sens bien ainsi. Et je suis contente que mes deux patries se retrouvent dans l’espace européen et qu’elles ne soient plus séparées par le rideau de fer. Je me permettrais de citer René Descartes : ‘… me tenant comme je suis, un pied en un pays et l’autre dans un autre, je trouve ma condition très heureuse, en ce qu’elle est libre’. René Descartes a écrit cela déjà en juin 1648. »


Mahi Binebine,  photo: Facebook de PWF
Parmi les invités du 24e Festival des écrivains qui s’est tenu en octobre dernier à Prague figurait l’écrivain et plasticien marocain Mahi Binebine, auteur du livre intitulé « Les étoiles de Sidi Moumen ». Le roman raconte l’histoire de plusieurs garçons de Casablanca qui, après s’être fait enrôler par une maffia religieuse, sont devenus des bombes humaines et ont péri dans des attentats-suicides. Mahi Binebine a parlé au micro de Radio Prague du retentissement suscité par son livre et a évoqué les problèmes de la société marocaine actuelle, dont le terrorisme :

« Le livre et le film, puisqu’on en a fait un film après, ont été très bien accueillis, parce qu’on essayait d’expliquer et de dire : ‘On peut corriger. Et c’est simple de corriger. Seulement, enlevez ces bidonvilles! Eduquez les gens. Education, éducation, éducation !’ Au Maroc il y a 50 % d’analphabètes. Ce n’est pas normal. Ce n’est absolument pas normal. Voilà, les solutions sont là. Ce n’est pas jeter la pierre sur le gamin qui a fait une bêtise, aussi monstrueuse soit elle. Il n’est pas responsable. Il est irresponsable et il a tué des gens, c’est terrifiant. Je suis venu à Casablanca pour présenter ce livre et devant moi se trouvait une association des victimes des attentats de Sidi Moumen. Elles m’ont laissé parler et j’étais en train de leur dire : ‘Voilà, le gars qui a tué ton père, ton frère, ta sœur, c’est une victime aussi’. A la fin, une femme s’est levée et m’a dit : ‘Je comprends ce que vous dites, monsieur. Nous avons une association dans Sidi-Moumen, la garde-robe de mon frère qui est mort dans l’attentat, je l’ai donné au frère du kamikaze. Nous sommes en train de travailler sur le terrain avec eux’. Et je me suis dit : ‘Bon, le monde n’est pas si noir’. »

C’est donc sur cette note plutôt optimiste que s’achève cette rubrique littéraire spéciale rappelant quelques personnalités qui se sont exprimées au cours de cette année 2014 au micro de Radio Prague. Merci de l’attention que vous avez portée à cette rubrique et à bientôt.